suppléant

Dans ma jeunesse, j’avais moi aussi de beaux projets ; à une époque, je crus ajouter à ma beauté en achetant des spartiates, des nu-pieds à la mode, tout en lanières croisées, qu’il fallait porter avec des chaussettes violettes ; ma mère m’en tricota une paire. La première fois que je sortis, les pieds si bien chaussés, c’était pour un rendez-vous avec une fille, devant l’Auberge-Basse. On avait beau être mardi, je me demandai soudain quelle équipe de foot n’était pas déjà affichée dans la boîte vitrée de notre club. J’examinai d’abord soigneusement la serrure, puis m’approchai : je ne vis que les noms de la semaine précédente… Je les lus, les relus encore, sans arrêt, parce que je sentais ma sandale droite et sa chaussette violette s’enfoncer dans un magma visqueux. Je relus, et découvris mon nom tout à la fin, parmi les remplaçants. Je trouvai enfin le courage de regarder par terre : mon pied s’étalait dans une grosse crotte de chien, ma spartiate y disparaissait, engloutie avec toutes ses lanières… Je lisais, je relisais la liste d’un bout à l’autre, les onze noms de l’équipe junior avec le mien comme suppléant… Mais si je baissais les yeux, l’horrible crotte de chien était toujours là. À cet instant précis, ma petite amie apparut sur la place. Précipitamment, j’arrachai spartiate et chaussette violette et les plantai là, avec le bouquet que je lui destinais ; je m’enfuis dans les champs méditer sur cet avertissement fatal, un signe du destin, peut-être, puisqu’à cette époque j’avais déjà pensé me faire presseur de vieux papier pour accéder aux livres.

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 110.

Cécile Carret, 13 juin 2011

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