achevé

Une pensée aussi nous tourmentait, familière à tous ceux qui construisent une œuvre de l’esprit. Nous avions consacré mainte année à l’étude des plantes, n’épargnant ni peine ni labeur. Bien volontiers aussi, nous avions sacrifié notre part d’héritage paternel. L’heure était venue pour nous de recueillir les premiers fruits. Puis il y avait les lettres, les écrits, les collections et les herbiers, le carnet des années de guerre et de voyage, et tout particulièrement les matériaux concernant le langage, que nous avions rassemblés pareils à mille petites pierres, et dont la mosaïque était déjà bien avancée. De ces manuscrits, nous n’avions rendu publique qu’une faible part, car frère Othon pensait que faire de la musique pour des sourds est un méchant métier. Nous vivions en des temps où l’auteur est condamné à la solitude. Et cependant, considérant l’état de choses, nous eussions aimé voir mainte page imprimée, non point en raison de la gloire qui compte tout autant que l’instant parmi les formes de l’illusion, mais parce que la chose imprimée porte le sceau de l’achevé et de l’immuable, dont l’aspect contente aussi le cœur du solitaire. Notre départ est plus aisé lorsque tout est dans l’ordre.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 90.

Cécile Carret, 27 août 2013

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer