sérieux

Les amours comparés de Chateaubriand et de Stendhal constitueraient un sujet psychologiquement très fécond, qui apprendrait certaines choses à ceux qui parlent si légèrement de Don Juan. Voici deux hommes au pouvoir créateur gigantesque. On n’ira pas dire que ce sont deux petits messieurs effrontés — image ridicule à laquelle finit par se réduire Don Juan pour certains esprits très étroits et incultes. Cependant, ils ont tous deux consacré le meilleur de leur énergie à essayer de vivre toujours amoureux. Ils n’y sont pas parvenus, assurément. C’est apparemment une affaire difficile pour une grande âme de tomber follement amoureux. Mais le fait est qu’ils l’ont tenté chaque jour et qu’ils réussissaient presque toujours à se donner l’illusion qu’ils aimaient. Ils prenaient leurs amours beaucoup plus au sérieux que leur œuvre. Curieusement, il n’y a que ceux qui sont incapables de faire une grande œuvre pour croire le contraire : qu’il faut prendre au sérieux la science, l’art ou la politique et dédaigner les amours comme occupation frivole. Je ne juge pas : je me limite à faire remarquer que les grands créateurs humains ont été généralement des gens très peu sérieux, selon l’idée petite-bourgeoise de cette vertu.

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, pp. 50-51.

Jérôme Vallet, 28 juin 2024

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