phrase

Je suis voué à la stérilité, au fragment, à l’ébauche. Jusqu’à présent j’ai réussi à camoufler mes déficiences ; en sera-t-il de même à l’avenir ? J’en doute. Tu ne saurais imaginer à quel point tout me paraît impossible et irréalisable. À vrai dire, le peu de confiance que j’avais en moi, je suis en train de le perdre, si je ne l’ai déjà perdu. Tout me pèse, tout me fatigue. Écrire me semble une activité inconcevable, une infraction flagrante et insensée à la certitude que j’ai de l’inanité universelle. J’ai sapé toutes mes illusions, je m’en suis moqué, et maintenant me voilà dans l’obligation de vivre mes sarcasmes, d’en tirer les conséquences pratiques — victime d’une vision dérisoire. Je suis en pleine sagesse, puisque je ne vis plus en contradiction avec mes idées. Que je regrette ce temps où une phrase bien balancée me consolait de n’importe quel échec ! Mais à quoi bon me lamenter encore ? Il faudrait pouvoir prier.

Emil Cioran, « À Mircea Eliade (Paris, 23 avril 1963) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.

David Farreny, 1er nov. 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer