Ces bouffons lamentables et ces polichinelles humanitaires (il paraît qu’avant même d’expédier Kouchner au Kosovo, on a envoyé des clowns dans les camps de réfugiés ; et ce qui est invraisemblable c’est qu’ils n’aient pas été empalés dès leur arrivée) envahissent comme de juste l’espace malade du nouveau monde, seul et dernier théâtre où ils ont encore une petite chance, avec leurs gaudrioles morbides, de déchaîner le rire jaune des têtes de mort ; et de voir des squelettes se tenir les côtes. Si tu ne viens pas aux rigolos, les rigolos viendront à toi ; même sous perfusion.
Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, p. 448.
Faire un enfant pour voir. C’est ça la pulsion de fond, il n’y a pas d’autre raison. Un passage à l’acte qui épuise le sens de cet acte. On veut vérifier une hypothèse, même si on se doute que le résultat sera négatif. Personne ne croit que ça va ajouter quelque chose. Qu’on sera plus heureux, plus unis, plus comblés. Personne ne croit au fond que l’enfant sera meilleur que l’adulte. On liquide à chaque fois une hypothèse.
À hauteur d’individu, il n’y a pas de raison de faire un enfant. À hauteur d’espèce, il y a toutes les raisons. Mais est-ce que je suis l’espèce ? Est-ce que tu es l’espèce ? Est-ce que c’est l’espèce que j’aime en toi ? Ce que j’aime en toi, ce qui m’attire en toi, c’est ce qui t’extrait de l’espèce. Ce qui, comme une grâce, t’en absout. Et voilà qu’un jour tu mets en avant un instinct qui est le contraire de ce qui m’a attiré. Un instinct dont la cause est en dehors de ce que j’ai aimé.
Philippe Muray, « 28 février 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 30.
Les religions instituées, visibles, ne sont plus là que pour te faire croire que le tout de la religion se résume en elles, et que tu n’as donc rien à redouter si tu les évites.
Plus la société sera dévote, plus elle aura besoin de ces vieux panneaux « obscurantistes » si commodes pour cacher les nouveaux autels.
Il y a tant et tant d’illusions qui n’ont pas encore été défrisées !
Tant et tant de croyances qui n’ont pas été réfutées !
Tant et tant d’espoirs qui n’ont pas été déçus !
Philippe Muray, « 11 novembre 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 233.
Ils disent, elles disent, mon ex. Ex-femme, ex-mari, ex-maîtresse… Expression sans s. Sans sexe. L’Ex est ce qui reste quand le sexe est tombé et quand il n’en reste que le mon. Raccourci. Il (ou elle) est castré de son s. Et au fond tout conjoint au bout de quelques mois.
Philippe Muray, « 23 mars 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 438.
L’enfer moderne, c’est une femme qui vit seule et qui, le soir, se regarde nue devant la glace. Déprimée comme d’habitude, terriblement stressée, épuisée, elle n’arrête pas de se répéter qu’elle ne doit pas penser comme ça et qu’elle est super…
Autre scène d’autosatisfaction contemporaine. Les gens innombrables maintenant qui se disent en pleine forme, en super-forme. Sans aucune raison objective. Disserter sur l’espèce majoritaire de ceux qui n’ont aucun motif de se sentir en forme ou pas en forme, plus en forme ou moins en forme que la semaine dernière. Avec leur vie, devant et derrière eux, totalement nulle. Pas obligatoirement pathétique. Sans nécessité.
Philippe Muray, « 5 décembre 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 523.
Le discours de gauche, qui rassasie quotidiennement une immense population où, pour m’exprimer comme un sociologue, se retrouvent pêle-mêle classes moyennes et supérieures, électorat jeune, néo-bourgeois, artiste, secteur associatif, etc., c’est-à-dire 90 % de la population, est un discours sans alternative. Concernant l’éloge du Moderne tel qu’il avance, un autre monde n’est pas possible que le sien. C’est donc à mes yeux un ennemi aussi consistant que dominant et, comme tel, le seul auquel il soit intéressant de s’affronter.
Philippe Muray, entretien paru dans la revue « Médias », numéro 8.
Mes ailes de géant les empêchent de m’acheter.
Philippe Muray, « 15 janvier 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 30.
Tous ceux que tu délaisses t’accusent d’inhumanité.
Ils croient qu’il suffit d’être quitté pour devenir le genre humain.
Philippe Muray, « 6 janvier 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 13.
Qui veut la mort de ces malheureux artistes que rien ne parvient plus à faire sortir de la misère, hormis le plus froid des monstres froids d’aujourd’hui, l’État, dont le soutien culturel a été l’un des spectacles les plus obscènes qu’il y ait eu à subir depuis une vingtaine d’années ? Personne. Et on souhaite encore moins leur martyre. On désirerait seulement qu’ils cessent de se dire artistes, comme avaient pu l’être Michel-Ange, Degas ou Giotto durant la période historique ; et qu’ils arrêtent de s’affirmer leurs héritiers (on connaît le couplet habituel de ces maîtres-chanteurs : « Ceux qui crachent sur mon œuvre sont les descendants de ceux qui crachaient sur Manet »). Pour désigner leurs activités dans l’espace Art, on ne saurait trop leur conseiller de trouver des mots nouveaux. L’inimitable style dans lequel ont été proposés les « emplois jeunes » de Martine Aubry pourrait les inspirer : on les verrait assez bien s’intitulant agents d’ambiance symbolique, coordinateurs-peinture ou médiateurs plasticiens. Mais la vérité est qu’ils n’entrent en art que comme on entrait en religion jadis : parce qu’on n’avait aucun espoir d’hériter de qui que ce soit. Le dépeuplement des campagnes, puis la montée du chômage, sont les causes prosaïquement désolantes et sociologiques de cette inflation d’artistes, après-guerre, tout enfiévrés de leur apostolat poético-magique venu de nulle part et transfiguré en mission créatrice. Encore les fameuses « Trente Glorieuses », où il y avait du travail pour presque tout le monde, nous ont-elles sans doute épargné quelques vocations artistiques supplémentaires, heureusement détournées en leur temps vers des professions plus honnêtes. Cette époque, hélas, est bien terminée. Sur le terreau de l’ « exclusion » et du chômage galopant, les artistes prolifèrent ; et ils se nourrissent en circuit fermé de toute cette misère dont ils sont les parasites.
Se sachant sans justification, ils tentent de se légitimer en affichant une bonté, une compassion, un dévouement aux intérêts des plus démunis par lesquels ils tentent de désarmer une hostilité qui grandit. C’est toujours quand on sort de l’Histoire qu’on invoque la morale, par laquelle on espère encore donner au présent une apparence d’éternité.
Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 77-78.
Seul comme Franz Kafka ? Seul comme Philippe Muray ?
Seul comme ? Seul comme ce qui n’a pas de comme.
Sens du soupir de Kafka…
J’ai été seul, et ma solitude je vous l’ai rendue inoubliable.
Solitude la plus basse, la plus noire, la moins romantique, pittoresque, littéraire qui soit. Solitude sexuelle. Tous les sexes ensemble d’un côté et moi de l’autre côté. Ma solitude repose sur leur mime sexuel commis en commun.
Même sur une île déserte, j’aurais toute l’île déserte contre moi.
Philippe Muray, « 6 février 1983 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 243.
Je donnerais tout pour une image qui m’entraîne à sa suite dans un bruit de départ général.
Philippe Muray, « 20 août 1978 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 9.
Céline : ce qu’aucune gauche ne peut lui pardonner — avoir créé chez elle un désir pour lui. Sinon, on est de droite, et l’affaire est réglée. Elle vous laisse même tranquille. Mais si vous avez réussi à vous faire désirer avant de lui annoncer qu’elle était pour ainsi dire toujours-déjà plaquée par vous, alors elle vous poursuivra de sa haine éternelle pour non-réalisation du contrat, trahison, découragement d’illusion. En somme, se faire aimer de la gauche puis se dévoiler. À partir de ce moment-là, on devient inoubliable.
Philippe Muray, « 1er mars 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 162.
Tous deux mentent allègrement ; à l’intersection de ce qu’ils ne se disent pas sur leurs désirs incompatibles, l’enfant paraît.
Philippe Muray, « 24 février 1990 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 299.
L’enfant, à tout reproche, s’estime en droit de répondre par un « je n’ai pas demandé à naître » devant lequel le père-mère voit se réveiller sa culpabilité, c’est-à-dire sa paternité/maternité. Toute parole d’enfant, quelle qu’elle soit, comporte en cryptogramme ou en anagramme la formule « je n’ai pas demandé à naître ». C’est la réponse de toute irresponsabilité, la proclamation de tous les bourreaux, le slogan de toutes les barbaries. C’est irréfutable. Tout individu devient père-mère, c’est-à-dire coupable, lorsqu’on lui dit ça. L’affaire se corse néanmoins lorsque — c’est le cas de plus en plus fréquent — l’enfant adresse cette réponse à quelqu’un qui, vivant avec lui, n’est pourtant ni son père ni sa mère, à peine son beau-père ou sa belle-mère, plutôt l’homme ou la femme qui vit avec sa mère ou son père. La plupart de ceux-là, certes, réagissent en père-mère légitimes, l’espèce dans son écrasante majorité ne demandant qu’à être coupable, c’est-à-dire génitrice. Mais qu’arrive-t-il lorsqu’à l’enfant qui proclame « je n’ai pas demandé à naître », un adulte soudain froidement répond « moi non plus » ? Il arrive simplement une des intrigues possibles du roman moderne.
Philippe Muray, « 20 juin 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 470.
Et les jeunes. LES JEUNES. Nom de Dieu. Leur pâle crétinisme transperçant comme une pluie de février. Le gâtisme juvénile de ces poupées de cire. De ces croque‐morts en fleurs. Ah ! comme Mitterrand colle bien avec la jeunesse, l’effroyable jeunesse d’aujourd’hui qui se prend pour l’avenir, alors qu’elle n’a même pas de passé (il faudrait qu’elle ait des parents) et que le présent est mort !
Philippe Muray, Ultima necat (VI), Les Belles Lettres, p. 16.