Une irrépressible angoisse devant chaque arrangement de l’existence que je rencontre chez d’autres, qu’ils aient choisi une carrière ou une vie en marge et en retrait : comment peuvent-ils vivre ainsi… comment peuvent-ils vivre ?
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 45.
La soudaine beauté d’une inconnue dans une foule de passants gris, sans relief. Je sais bien : elle résulte d’un rayonnement intérieur et reflète une « âme ». Mais l’âme elle-même, n’a-t-elle pas d’abord été formée par ce beau visage, par la lumière qu’il répandait alentour et par la conscience que sa propriétaire, grâce à lui, prenait d’elle-même ? Qu’est-ce alors ce qui avait formé le visage ? D’où vient donc la beauté ?
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 149.
Inévitablement, on ne suit que celles qui s’éloignent.
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 201.
La matinée : dans un appartement proche, comme d’habitude, un ouvrier anonyme se branle à la perceuse, au cœur de la masse effondrée de sa future mort.
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« Cette chambre dont je vois déjà les gravats, comme une montagne blanche qui nous chasse de l’endroit où nous dormons. » (André du Bouchet)
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 235.
À une table sortie
sur le trottoir par le beau temps
tardif d’un midi d’octobre
déguster une souris d’agneau
consentant à sa chair moelleuse
tout comme à l’arrivée d’une vieille Américaine bien marinée
à la table voisine
Reconnaissant des étincelles dans mon verre des flottements d’anges
absents qui entre deux bouchées
rident l’air rayonnant
(autant que des bouts d’ailes en bois que les serveuses repêchent de l’ombre
derrière la porte du bistro pour caler notre table branlante)
D’avance jubilant de pouvoir demain au retour
à Prague dire à ses proches « hier encore sur le trottoir
inondé de soleil tardif je goûtais une souris fondante »
Petr Král, « Bonheur », « Théodore Balmoral » n° 61, hiver 2009-2010, p. 126.
Le seul vainqueur du match du dimanche est bien le dimanche lui-même.
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 73.
Double négation, où pourtant rien ne s’annule : quand celui qui écrase ton pied, dans un métro bondé, est de plus un infirme, et l’instrument de son agression, bien entendu, est précisément la patte courte sur laquelle il retombe à chaque pas.
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 10.
Nous deux à jamais ensemble en habit de moments révolus.
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 280.
Le vertige du moment où, soudain, s’ouvre la porte d’une salle de cinéma devant laquelle on attend et lâche dans le monde un silencieux essaim de spectateurs de la séance précédente, encore tout hagards et obnubilés par le flux de visions qui, il y a un instant, a cessé d’être. Ils ne sont pas les seuls à se trouver décalés : cette lueur blême et frileuse qui voile leur regard se répand aussi à travers le hall, comme si le réel lui-même chavirait un instant avant de se ressaisir.
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, pp. 137-138.
Encore un joyeux moment passé dans un essaim de futurs morts.
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 195.
J’avance pour serrer la main de Madame B. quand mon visage se fige : ce n’est pas elle, seulement une vague remplaçante de ce même nom. Je vois, de plus, que sa face se crispe autant. N’est-ce donc pas moi non plus ?
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 115.
Je n’oppose plus, comme avant, les fêtes auxquelles j’ai pris part à celles qui m’ont échappé : là comme ici, la vie fait résonner le même silence.
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 110.
J’ai pour moi seul, jusqu’au matin, tout un train en stationnement, dehors, de temps à autre, quelqu’un passe plaisamment sur une draisine, je fume à ma guise — et pourtant, je ne me sens pas heureux —
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 53.
L’ineptie des visages peu mûrs, la misère des faces vieillies : ne passe-t-on l’essentiel de l’existence qu’à ajouter un prologue, puis un épilogue à soi-même ?
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 230.
Le rapport entre le mystère et l’ignorance : est-ce leur méconnaissance d’elles-mêmes qui obscurcit les choses ? Doivent-elles ignorer qu’elles sont mystérieuses ?
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 137.