auteur : François Beaune
laid

Je suis persuadé que les magasins Lidl, Ed, Leader Price, etc., font laid exprès. Je veux dire par là qu’ils se complaisent à paraître laids. Ne pourraient-il trouver de bons graphistes pour les logos, les présentations de produits ? Bien sûr que si, d’ailleurs ce sont les mêmes graphistes qui travaillent pour les autres magasins, mais pour les enseignes discount on leur demande de faire laid, parce que laid équivaut à pas cher. Pas que le logo laid ne soit cher, le laid est aussi cher à concevoir, mais il permet de signifier aux pauvres qu’ils ont le droit d’entrer. Le directeur commercial dit aux pauvres : Regardez messieurs dames, comme mon magasin est laid ! Voyez quel manque de goût ! Comme les couleurs sont moches et criardes ! Voyez que nous faisons le maximum pour que vous vous sentiez chez vous ! Entrez sans vous soucier, les prix ont été étudiés, vous allez pouvoir consommer à votre niveau, du pauvre et du laid bien sûr, et cela vous fera plaisir, cela ira car vous pourrez vous le payer.

Le discounter est pire qu’un Turc : il touche à tous les coins de ta vie de consommateur. Il te noie et te charme de laideur. […] J’ai appris à considérer le beau comme un danger. Quand j’aperçois un produit laid, comme les yaourts 1er prix, je suis instinctivement attiré, je les mets dans mon panier avec plaisir, avec l’impression d’être à ma place. Car la laideur justifie le prix. Je passe un contrat logique avec le produit : puisqu’il est laid, je peux comprendre qu’il ne soit pas cher et reste bon. Sa laideur explique qu’il ne soit vendable au même prix que les autres yaourts. Le produit se déguise en laid, mais au fond il est l’égal des autres, voire meilleur. Voilà la trompeuse illusion qu’alimente le christianisme : les yaourts derniers, ces êtres périmés, ne seront pas forcément les premiers, c’est-à-dire les meilleurs, au ciel des parfums.

Le laid est l’intuition du pauvre. Pas qu’il soit pauvre d’ailleurs, un riche peut avoir cette intuition, comme j’ai cette intuition sans n’avoir jamais manqué de rien. Je veux dire que la part pauvre de chacun de nous a l’intuition que le laid est bon marché. Le laid est l’oasis au milieu d’un désert de produits inabordables. Le laid est l’ami du livret A.

François Beaune, Un ange noir, Verticales, pp. 203-204.

David Farreny, 23 août 2011
numérique

Le numérique est la fin de la pensée ondulante. Le numérique est la pensée remplacée par le stockage de mémoire, la dictature de la quantité et de l’absence de choix. Au Moyen Âge les scolastiques construisaient des Théâtres, des Palais de la mémoire, architectures imaginaires pour loger leurs souvenirs, tels des gratte-ciel au fond de l’hippocampe, des Manhattans dans chaque cellule. Tout cela est fini, il n’y a plus la volonté, il n’y a plus que les serveurs, les machines à stocker. Peu importe. J’aurai bientôt tout oublié.

François Beaune, Un ange noir, Verticales, p. 145.

David Farreny, 23 août 2011
rêves

Je bois une gorgée et les regarde s’affairer à leurs tâches infimes : rouler une cigarette, porter une cannette à leur bouche, dire quelque chose à un chien.

Une des femelles parle d’ouvrir une boutique de tatouages, une boutique « légale » : rêves minuscules, pathétiques. Pourquoi pas une boutique de souvenirs punks du temps où ils étaient zombies, pourquoi pas une épicerie de croquettes pour chiens bio ? Ils ont envie de sauver le monde : alors qu’ils disparaissent, qu’ils prennent leurs responsabilités ! La secte écologiste se demande quel monde on va laisser à nos enfants ? Mais moi je vois leur progéniture et me demande quels enfants on va laisser au monde.

François Beaune, Un ange noir, Verticales, p. 219.

David Farreny, 23 août 2011

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