Il faut sans cesse donner des preuves de notre force, de notre élan vital, de notre enthousiasme et de notre puissance, alors que notre royaume s’est établi depuis toujours dans la faiblesse, dans le désir de végéter, de ne pas être durablement contaminé par la pensée et l’utopie, moins encore par l’action. Quel plus grand horizon que l’abandon ? Quelle autre liberté ?
Jérôme Vallet, « Fragments sans résurrection », Georges de la Fuly. 🔗
On pourrait se demander bien sûr ce qui fait que je continue, malgré le ratage constant et la peine profonde que m’inspirent mes pauvres phrases quand je les relis. Il y a des moments de satisfaction, je ne le nie pas, mais ils ont la physionomie de ces gens qui se détournent dès qu’on tente de les observer afin de les décrire, comme s’ils avaient quelque chose à cacher, quelque secret glorieux ou honteux. Ce ne sont que des reflets furtifs qui crèvent comme des bulles de savon aussitôt qu’elles se sont montrées dans l’air du soir, ou comme ces petites taches noires qui parfois dansent devant nos yeux, et qu’on échoue toujours à fixer, pour enfin savoir de quoi elles sont le signe, puisqu’elles se déplacent selon la visée de notre regard. La satisfaction, c’est après, ou avant, ou là-bas, mais jamais pendant, ici ; on l’a sentie passer, mais on ne peut la ressentir à nouveau comme elle nous est apparue, elle se situe dans un monde qui n’existe pas vraiment, on ne peut pas la garder avec soi, la conserver et en jouir. Comme la tranquillité. J’imagine que c’est à ça que sert la mort. Ne plus avoir à s’excuser de ne rien faire, rien dire, rien penser.
Jérôme Vallet, « Escarres, délits et orgues », Georges de la Fuly. 🔗
Il faut se méfier des phrases. Elles peuvent s’annuler les unes les autres sans même qu’on y prenne garde. On croit affirmer quelque chose, on tient un sujet, un thème, un motif, qu’on développe, qu’on varie, qu’on porte à un point d’incandescence, et voilà qu’une des propositions qui nous vient agit comme un dissolvant puissant. Elle recouvre toutes les autres phrases, les fait s’écrouler comme château de cartes, ou, pire, les fait passer pour des mensonges. La passion d’avoir raison est la pire de toutes. Le boniment pointe le bout de son nez à chaque articulation de la plus fervente rhétorique.
Jérôme Vallet, « D. 887 », Georges de la Fuly. 🔗
« Élite » est le seul terme de la langue française contemporaine qui n’a besoin d’aucun autre mot pour être un oxymoron.
Jérôme Vallet, « 26 mai 2020 », Georges de la Fuly. 🔗
« Toute grande passion débouche sur l’infini », écrit quelque part Michel Houellebecq. C’est ce que je ressens le plus souvent en écoutant Jean-Sébastien Bach. Il y a tant de passion (à tous les sens de ce terme) dans sa musique, mais c’est une passion délivrée de l’hystérie et de la vanité ! Le contrepoint, porté à cette hauteur, avec cette exigence, c’est une irrésistible avancée dans la connaissance. Chacune des voix de la fugue semble nous dire : avance, avance encore, avance toujours, et tu sauras. Les voix d’une fugue sont autant des voix qui parlent que des voix qui écoutent, qui écoutent jusqu’à l’infini. Les mains se meuvent à peine, il n’y a aucune de ces extravagances de la musique romantique, pas de virtuosité au sens d’acrobatie, de saut, de déplacement, les bras restent sagement près du corps, le son provient d’une corde à peine frappée, les notes durent exactement ce qu’il faut, le piano se fait chanteur, ou plutôt souffles, il énonce, pas à pas, note après note, et il s’efface autant qu’il peut devant la nécessité et la continuité du chant, il tient la « corde de récitation ». Ça crée de l’harmonie, des harmonies ? Elle est presque superfétatoire, elles sont presque de trop.
Jérôme Vallet, « À l'aube », Georges de la Fuly. 🔗
On désire bien la carotte ou le poireau avec lesquels on fera une soupe très humble et très vertueuse, dépourvue de toute salacité et même de sensualité. Ni la carotte ni le poireau ne peuvent être considérés comme des bien surnaturels, ils sont même banals, et, en période covidiste, souvenez-vous, on les aurait qualifiés d’« essentiels », du genre qui nous permettait de pratiquer la poésie dadaïste ou coréenne du nord de l’auto-attestation. Mais le cul d’une femme, me direz-vous, est-ce un bien naturel, ou surnaturel ? Un bien essentiel ou un luxe dont on peut se passer ? Il est possible d’hésiter, mais après tout, faut-il vraiment trancher ? Je suis certain que la belle jeune femme qui à son insu suscite ces quelques phrases sans doute oiseuses et qui mettent la concupiscence en exergue ne se pose nullement la question, et personne ne songerait à la blâmer de cette gracieuse insouciance qui ajoute encore une couche de séduction aux formes moelleuses de son bel et bon derrière. Elle va, elle vient, elle marche, elle s’assoit, elle s’allonge, elle se penche en avant, tous ces mouvements s’articulent sans heurts ni contradictions autour de ce centre de gravité innocent, elle choisit ses carottes et ses poireaux, tout cela sans avoir conscience que son essentiel à elle intéresse et interroge celui dont elle a pris le sang il y des mois de cela en lui demandant de qui était la musique qu’on entendait ce matin-là, ce qui a mis dans l’embarras celui qui aujourd’hui se trouve dans la file d’attente derrière elle, et qui n’aurait pas su lui expliquer pourquoi cette question l’embarrassait, et qui a vieilli de quelques mois, depuis ce matin-là, mais on n’est pas sûr que les choses auraient été différentes, alors, si au lieu de pratiquer une prise de sang, elle avait été en train de faire ses courses. C’est peu, quelques mois, me direz-vous peut-être, mais je vous assure que cela peut suffire à nous faire basculer dans un autre monde, un monde dans lequel nous ne sommes plus en position d’admirer certaines choses sans nous sentir pris en faute, car certains mots se mettent à résonner en nous comme le glas qui signale la disparition de la beauté, ou sa mise en quarantaine, ou son enfermement dans un monde auquel nous n’avons plus accès que d’une manière frauduleuse, car nous sommes désormais séparés, cloîtrés, marqués par un stigmate tamponné sur notre visage par le regard des autres : « Vieux ».
C’est cela, la vieillesse, c’est de ne plus être capable d’admirer un beau cul sans vergogne. La vieillesse, ce n’est pas seulement un corps qui fait trop parler de lui, qui est présent en des moments où son absence serait hautement souhaitable, un corps dont la souplesse et l’adresse lui permettent d’éviter le jugement des autres, c’est aussi toute une palette de friandises qu’on retire de l’assiette juste au moment où une vieille habitude vous incline vers elle, et vous fait sentir que cette inclination n’était pas, comme vous le pensiez peut-être, et même sûrement, quelque chose de naturel, qui vous appartenait pour la vie entière, cette partie de la vie qui vous semblait innocente essentiellement, et privée, je veux dire privée en certaines parts du poids de la morale et du regard des autres. En quoi étions-nous indécis ? En ce que nous étions vivants, jeunes, insouciants ou ignorants de ce monde nouveau où certaines choses nous sont refusées sans même qu’il soit besoin de le dire, car c’est nous-mêmes qui commençons, d’abord de manière imperceptible, à nous en priver, puis à prendre l’habitude de cette privation, comme un carême qui n’aurait plus de fin. C’est la grande diète du désir, c’est la découverte de la Décision flaccide et morne. Nous avions cru que le désir (ce joli prince entouré de ses sujets et de ses esclaves) était un malentendu sublime et éternel dont nous étions le maître et le foyer, alors qu’il n’était qu’une brève escale au soleil avant l’arrivée dans le port de l’angoisse. Ici, les fruits sont trop mûrs, leur sucre nous tuerait. Regardons ailleurs.
Jérôme Vallet, « Concupiscence », Georges de la Fuly. 🔗
C’est ça, oui, c’est bien ça, je n’ai jamais eu le sentiment d’être justifié devant une femme, d’être à ma place, de mériter de pouvoir la regarder et la toucher. C’est pour cela que je n’arrive jamais à les quitter, ces créatures. On n’abandonne pas quelque chose à quoi l’on n’a pas droit. Une femme qui autorise un homme à toucher son cul, c’est une cantate sacrée composée pour lui seul, cet inconscient, même s’il arrive qu’il n’éprouve pas le plaisir escompté — alors il a honte d’avoir raté l’entrée, il a honte de sa maladresse, comme d’une phrase ratée par négligence ou manque d’oreille, il a honte de ne pas avoir su voir, sentir, ajuster regard et gestes, conjuguer le désir et les odeurs, trouver sa voie dans le dédales des effleurements : il a joué faux alors que tout était là, dans les draps, dans la précise pliure des membres abandonnés ou trop tendus, dans ces tissus superposés et mêlés. Il y a pourtant des réussites, il est vrai, des après-midis où l’horizontalité est une forme de prière ample et stupéfiante, où la mollesse pétrifiée est une grâce, celle qui arrête le temps, ou du moins le dilate jusqu’à l’Amen fanatique qui fond ensemble plaisir et douleur, oui parmi les ouis. On frémit et vacille, quand on aime un corps, car tout est question de rythme et d’intensité, et la maladresse est ici plus impardonnable qu’ailleurs.
Jérôme Vallet, « Escarres, délits et orgues », Georges de la Fuly. 🔗
Ce qui coule, avec les larmes, ce sont les nerfs dissous par la pitié de soi.
Jérôme Vallet, « Il se dit que si la porte était fermée, il aurait plus chaud », Georges de la Fuly. 🔗
Ce qui est difficile, ce n’est pas d’écrire, c’est de ne pas écrire. Le moment où l’on pose le stylo est terrible car le texte commence alors à exister par lui-même, se dresse devant nous et nous juge impitoyablement. Tant qu’il est à l’intérieur de la cartouche d’encre ou de notre esprit, tant qu’il est en travail, en chyme, il nous séduit, même si désordonné et maladroit ; il vaudrait mieux qu’il y restât, aussi bien pour notre tranquillité que pour notre amour-propre.
Au moment où les phrases sont formées, organisées, ajustées et harmonisées, que de leur enchaînement naît un sentiment d’évidence, l’idée et ses grouillements sont souillés par la composition, le plaisir émoussé par la voix accomplie qui prend le pouvoir et impose le silence à toutes les autres.
Jérôme Vallet, « Fragments sans résurrection », Georges de la Fuly.
Mais mon récit est un terrain vague sur lequel je ne sais que récolter les quelques lambeaux de ma mémoire. J’ai voulu mettre ma confiance en l’amour, moi aussi, et je suis comme un pauvre type, à l’aube, qui sort d’un casino où il a tout misé et tout perdu. Il fait froid. Je suis fatigué. Je ne possède plus rien qu’un corps éreinté, laminé, le vent souffle, je voudrais dormir mais le monde est trop bruyant. Je me souviens de l’été qui ne reviendra pas. Avoir été. Je n’ai plus qu’une chose : le récit de l’été, de l’avoir été, des lilas en fleurs et des roses, du seringat devant la fenêtre de la cuisine. Je le veux encore. Réciter, c’est-à-dire écrire sous la dictée du corps vieillissant, dont une partie se rebelle contre sa fin programmée. Comme un enfant de dix ans qui refuse de céder la place au vieillard, parce qu’il veut encore apprendre et découvrir les secrets que le monde prétend garder par devers lui. « En amour, nous ne nous rendons compte que trop tard, si un cœur ne nous était que prêté, ou nous était offert, ou bien alors sacrifié. »
On aura beau faire, on ira jusqu’à la fin. On traversera les temps inconnaissables et ceux qui remontent de la voix perdue à travers l’oubli et le désespoir. La clarinette et la flûte se croisent sans se reconnaître, comme les femmes pressées qui ont traversé notre existence : elles aussi se sont fanées, mais leurs derniers parfums sont les plus déchirants, appels désespérés et perdus dans les péripéties biologiques qui vont les étreindre et les terroriser.
Jérôme Vallet, « Terrain vague », Georges de la Fuly. 🔗
Il y a, dans ces aménagements d’accords, dans ces retraits, quelque chose qui transgresse les catégories, qui leur fait franchir des frontières. D’accords, ils deviennent blocs, sons, énigmes, gestes, ponctuations, sidérations, carrefours. De la catégorie relevant de l’harmonie, ils passent à la catégorie d’événements, d’objets sonores, et peuvent même à l’occasion sembler appartenir au domaine de la mélodie (ce sont alors des sortes de super-notes, des notes épaissies, chargées, obèses, opaques, saturées). De l’accord, on est passé au désaccord, et, pour revenir encore à lui, il n’est guère surprenant qu’un Thelonious Monk ait aimé ça. C’est une manière de nier l’opposition binaire entre consonance et dissonance, en donnant à cette dernière un aspect clownesque et provocant qui à la fois la met en exergue et la rend acceptable, comme un tic nous inquiète et nous rassure, car il est le signe de l’être-là, pathologiquement singulier, du corps qui fait irruption, qui se met à parler tout seul, à faire (des) signes, qui clignote. Le piano de Monk est à l’évidence impur. Il laisse passer des morceaux non digérés, il est indécent, c’est comme un corps non-réparé, ou non-apprêté, un corps incivil qui laisse paraître ce que d’ordinaire on cache dès lors qu’on est en présence d’autrui.
Ce qui fascine, chez Thelonious Monk, c’est l’apparente contradiction entre ce que je viens de décrire et la nonchalance inimitable de son style. Il n’y a rien d’hystérique, chez lui. Il a toujours l’air de se promener, de flâner, le nez en l’air et les mains dans les poches. Il n’est pas nécessaire de brailler lorsqu’on est porteur d’une telle singularité. Au contraire. Hurler serait redondant et de mauvais goût. Sa musique semble se mouvoir dans un registre extrêmement mince, étroit, mais dans cet habitat exigu, elle utilise tous les angles, toutes les couleurs (non, pas toutes), et un vocabulaire qui trouve instantanément les mots les plus nus, sinon les plus crus. Sa manière de ne pas être d’accord avec le monde n’est pas tapageuse, mais j’imagine que face à lui, on devait savoir ce qu’il avait mangé à son dernier repas. Son intérieur est apparent, ses muqueuses nous sont familières, ce n’est pas sa pensée, qu’on connaît, c’est sa physiologie. Son instinct lui a imposé un corps qui monologue : même quand il joue avec d’autres il est seul. Il a compris comme personne qu’en retranchant on ajoutait, et il va jusqu’à se retirer lui-même de l’harmonie, c’est la virtuosité qu’il a inventée, une virtuosité en creux et bosses, une virtuosité évidée, trouée.
Jérôme Vallet, « Désaccords », Georges de la Fuly. 🔗
Vivre c’est mourir lentement, comme dirait l’autre. Et écrire, c’est ralentir encore le processus, c’est lui mettre des bâtons dans les roues. Faire des phrases, c’est se prélasser dans la négation. Dès qu’un événement est dit, raconté, décrit, et même peut-être désigné, il perd son caractère magique et absolument singulier. L’écrivain barre les événements et les êtres dont il parle. Il a une longue liste de choses à raconter, qu’il croit intéressantes, dont il biffe une à une sur la feuille les occurrences, et c’est à chaque fois une épitaphe pour la Vérité qu’il dépose sur la page et en nous. Chaque chose dite et peut-être plus encore écrite est perdue à jamais. Si vous voulez vivre, fuyez l’écrit, fuyez les livres, fuyez la pensée. Si vous voulez que les choses et les êtres soient bénis par la fraicheur du jour qui se lève, refermez le livre que vous êtes en train de lire.
Le paradoxe ultime est que l’on écrit pour garder une trace de ce qui nous semble précieux, et que l’écriture est un tombeau d’où rien ne s’échappe. Qui se vide de tout ce qui compte vraiment dans sa vie ne peut espérer un autre destin que l’évidement. Il entre déjà, bien avant le terme, dans sa fin, par les mots qui sont des morts bavards. Il finira coquillage qu’on porte à l’oreille pour entendre la rumeur de la mer qui a tout emporté, phrases, désirs et remords.
Jérôme Vallet, « Fragments sans résurrection », Georges de la Fuly. 🔗
Parfois, on écoute parler quelqu’un, on écoute vraiment, et ce qu’on entend a l’air d’avoir été écrit par trois ou quatre scénaristes différents qui auraient travaillé sans se concerter, comme si notre interlocuteur avait pioché un peu au hasard dans les fiches incomplètes qu’il tient sur sa propre vie.
Jérôme Vallet, « Semaine sainte », Georges de la Fuly. 🔗
Mettre un point à la fin d’une phrase, c’est une déclaration de guerre.
Jérôme Vallet, « 26 juin 2020 », Georges de la Fuly. 🔗
Mais encore… Mais encore dans la voix du matin, il aurait fallu être attentif et précis, noter et noter encore, parler bas quand les heures laissent entrer les petites joies si douces si calmes si paisibles, quand on sent la pulsation de la Terre, quand bat le cœur juste et bon, accordé à des phrases dépassant tout juste du silence, tièdes et palpitantes et qui ne s’imposent pas. « Soyons désobligeants pour les femmes et les éditeurs ! » me dit-il à l’oreille. Oui, bien sûr, mais comme il est dommage de devoir toujours aller à contre-sens, comme nous aimerions être simplement, simplement être, poser notre main sur son ventre et laisser le temps filer entre les précipices dans la paix de l’aube. Lassitude de devoir dire non encore une fois, une fois de trop. Revenir à Bach, en somme. L’aurore est éternelle. Les âmes endormies reposent, couchées auprès de leurs sœurs. Le péché veut les réveiller. Ne le laissons pas faire. Encore un instant de répit, avant le tumulte.
Prépare-toi, mon âme. Pour ton bien, tu seras abandonnée. Alors de ses yeux reviendront des amours qu’elle ne sait même pas, le temps du diable oublié, le sarcasme et la peur, et toutes les heures perdues éclateront comme des bulles de savon. Il y avait de la sainteté dans ces folies et tu ne le voyais pas. Un souffle puis un autre, une hésitation, la voix qui se brise, mais quand même, c’était beau, le désir.
Jérôme Vallet, « Sur les talons », Georges de la Fuly. 🔗