Une dernière question : Georges Lukács n’a-t-il jamais, au grand jamais, envisagé que, quand la justice sociale sera enfin établie, quand chacun travaillera dans la dignité sans plus être exploité, sera pourvu selon ses besoins, etc., alors, comme l’écrit une adepte de Schopenhauer, Janine Worms, « tout écran aboli devant la catastrophe de notre condition, les “heureux” se battront pour une place à l’asile » ?
Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., p. 90.
Cioran raconte – peut-être l’ai-je rêvé – qu’un moine d’Égypte, après quinze ans de solitude complète, reçut de ses parents et de ses amis tout un paquet de lettres. Il ne les ouvrit pas, il les jeta au feu pour échapper à l’agression des souvenirs. Il convient de s’évader de sa propre histoire. Celui qui n’a brisé aucun lien est un esclave qui mérite d’être traité comme tel.
Roland Jaccard, « 24 mai 2020 », Le billet du vaurien. 🔗
L’impalpable épiphanie du rien : cela seul m’aura requis ici-bas.
L’intellect tendu à l’extrême requiert le mode aphoristique. La brièveté est l’âme de l’esprit.
Roland Jaccard, « 7 novembre 1991 », Journal d'un homme perdu, Zulma, p. 227.
Ce journal, malgré tout, je songe à le publier un jour. En même temps, il m’arrive d’éprouver une telle lassitude à l’égard des autres et de moi-même que je n’aspire plus qu’à voir mon nom enseveli dans l’oubli. Je sais pertinemment que je n’ai qu’un tout petit talent (j’en ai suffisamment pour moi, mais pas pour les autres) et je doute fort de pouvoir intéresser qui que ce soit à mes minables dérives sentimentales et à ma vie quotidienne de vieux garçon hypocondriaque. Ce que je suis ne me plaît guère et pourtant je me suis habitué à ma compagnie et je n’en changerais pas volontiers.
Roland Jaccard, « Ce mercredi 27 mai 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
Il faudrait savoir résister à la tentation de la rencontre, remettre toujours à plus tard cet instant où s’abolit la magie du rêve et où la réalité reprend ses droits. Nous n’aimons que des fantômes.
Mais il y a la curiosité. Mais il y a le sexe. Mais il y a la trahison. Mais il y a, plus que tout, le désir d’être déçu. Qui dira jamais le charme inaltérable de la déception ? Qui dira jamais le bonheur de se retrouver seul dans sa chambre, convaincu que le meilleur n’était pas grand-chose et que médire de l’existence, surtout quand elle vous comble, procure une jouissance que même les jeunes filles sont rarement en mesure de vous donner.
Roland Jaccard, Topologie du pessimisme, Zulma, p. 18.
Le moment était venu de lui demander d’écarter ses cuisses, de lui caresser le sexe, de mordiller ses seins, de la pénétrer à la condition qu’elle le veuille vraiment. Parfois, je feignais de ne pas y parvenir. Il lui fallait encore faire des efforts. Plus d’ardeur. Plus de perversité. Enfin, j’étais en elle. Je sentais chaque contraction de son vagin. Cela pouvait durer des heures. Il faut l’avoir vécu pour le croire. Même moi, parfois, je croyais avoir rêvé. Impossible que Candy m’ait rejoint. Impossible que j’aie joui si intensément. Impossible qu’on puisse se livrer pendant des années à un jeu aussi absurde. Et d’ailleurs, qui se jouait de qui ? Et dans quel dessein ?
Roland Jaccard, Ma vie et autres trahisons, Grasset, pp. 25-26.
Il m’est difficile de parler d’elle : les plaies sont encore mal cicatrisées, mais je sais que sa seule présence suffit à dissiper les brumes d’indifférence et de solitude qui m’entourent. Avec elle, j’ai l’impression d’être « meilleur », comme si sa bonté et sa moralité – deux termes que j’exècre – déteignaient un peu sur moi.
Roland Jaccard, « Ce mercredi 20 mai 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
À défaut d’être géniaux, soyons donc au moins honnêtes. Par faiblesse, je n’ai pas rompu avec Yannick. Peur de lui faire de la peine, certes, mais surtout : elle me plaît encore, je la désire et, même si je m’ennuie en sa compagnie, j’éprouve par ailleurs une telle volupté à la caresser, à la serrer contre moi jusqu’à la broyer, qu’elle m’est devenue une drogue. Une fois encore, je vérifie qu’il est plus difficile de se priver d’une habitude que de briser une relation. De là vient que nos passions fugitives, car sans contact véritable, durent généralement plus longtemps que des amours dans lesquels nous nous investissons totalement.
Roland Jaccard, « Ce mercredi 1er avril 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
« Si nous ne détruisons pas nos pensées, nos pensées nous détruiront », écrivait Stirner. Le seul sens que peut avoir notre vie, c’est de dissoudre le fantôme du monde. Si une pensée te ronge, débarrasse-t-en en la pensant jusqu’au bout, conseillait encore Stirner. Consume-la en la faisant intensément travailler : elle aura bientôt disparu et tu seras libre. Et l’illusion détruite.
Roland Jaccard, Topologie du pessimisme, Zulma, p. 10.
Ce que nous laisse l’homme de génie, quand à notre tour nous nous éteignons, ce sont quelques phrases qui font rêver et quelques images qui font pleurer. Parce qu’il est entré en résonance avec notre inconscient, il nous appartient : peu importe que nous l’ayons mal compris, peu importe que nous l’ayons trahi, peu importe même que nous l’ayons oublié si, un jour, fraternellement, il a effacé de notre esprit ne serait-ce que deux ou trois certitudes.
Roland Jaccard, « Les adultères de la raison », La tentation nihiliste, P.U.F., p. 8.
Wittgenstein appartient à la même famille spirituelle — et Cioran, bien sûr, aussi. Il n’y a pour eux ni abri métaphysique, ni consolation religieuse : tout juste la pensée du suicide comme béquille, de l’exil comme ligne d’horizon, du dénuement comme appel à la grandeur, ainsi qu’une forme sournoise d’expiation pour avoir rompu le pacte qui les liait à la communauté. On peut les qualifier au choix de mystiques, de nihilistes ou de farceurs. Mais leur style est à la mesure de leur effroi et, pour paraphraser Karl Kraus, nous dirions qu’ils ont creusé plus profondément que quiconque — sans jamais remonter à la surface. Seuls peuvent les entendre ceux qui vivent à l’ombre de leur tombe.
Roland Jaccard, « Le génie ou le néant », L’enquête de Wittgenstein, P.U.F., pp. 29-30.
Même si bien peu l’admettent, et si personne ne s’en satisfait, chacun pressent que le nihilisme est notre horizon indépassable. Les grandes fictions religieuses, métaphysiques ou politiques ne suscitent plus que railleries ou dédain. Parfois la jeunesse s’en empare, dans l’impatience d’être grisée par les concepts ou les slogans qui hypnotisèrent leurs aînés. Les vieux s’en accommodent d’autant plus volontiers qu’ils ne disposent pas de rhétorique de rechange. Mais, à l’exception des quelques épileptiques de service, nous nous accordons à penser, avec Ludwig Wittgenstein, qu’au moment où notre bêche heurte le roc de l’injustifiable, il est inutile de chercher à creuser davantage.
Roland Jaccard, « Les adultères de la raison », La tentation nihiliste, P.U.F., pp. 4-5.
Anton Kuh mourra à New York le 18 janvier 1941 d’un infarctus. Quand on lui demandait pourquoi il logeait à l’hôtel, il répondait : « Par peur de la mort. » Il n’y a que dans un hôtel que la vie ne soit pas un mensonge.
Roland Jaccard, « L'esprit viennois », Cioran et compagnie, P.U.F..
Je collectionne leurs photos. L’une pose volontiers nue, l’autre en écolière japonaise. Je pourrais vivre en sybarite, mais je m’éreinte à écrire des livres et à travailler pour des éditeurs. Cela ne me dissuade pas de prôner le détachement et de prêcher l’abstinence. La conduite de ma vie est à l’opposé de ma philosophie. Mais le pape n’est-il pas celui qui croit le moins en Dieu ? Et l’athée militant n’est-il pas l’homme pieux par excellence ? Par une bizarre configuration des choses, nous ne pouvons exprimer que des idéaux qui nous sont étrangers.
Roland Jaccard, Ma vie et autres trahisons, Grasset, pp. 18-19.
Gilbert Sigaux note à propos de Casanova (dont j’ai emporté avec moi les Mémoires pour prolonger le plaisir que m’a donné le livre de Gabriel) qu’il « se défait dans la solitude, mais ne supporte pas les liens ». Formule admirable qui ne s’applique pas qu’à Casanova. Je me demande parfois si je vieillirai seul.
Roland Jaccard, « Ce lundi 20 juillet 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.