Voilà pourquoi ils furent plus indulgents à l’égard d’un Sartre qui, interrogé par Michel Contat à propos de son stalinisme pro-soviétique puis prochinois, déclara qu’il n’avait, au fond, rien fait d’autre que se tromper – même si l’actualité du communisme dont il était le témoin, à chaque procès truqué, à chaque massacre de masse, à chaque purge, à chaque déportation, lui aurait permis de se ressaisir. Son idéal étant moralement juste, seuls les faits, têtus, idiots, s’obstinaient à avoir tort ; par conséquent, il avait eu raison de se tromper.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 23-24.
Lors de ma conférence, je ne me suis pas fait des amis. Ou plutôt des amies. Tant que j’exposai les sagesses des stoïciens et des épicuriens, je voyais des hochements de tête approbatifs dans le public. Dès que, approchant la fin de la péroraison, j’introduisis l’idée que les sagesses étaient des utopies portatives à usage narcissique, je constatai des renfrognements et, même, chez certaines auditrices, des grimaces d’indignation. Au moment des questions posées au conférencier, j’eus droit à des récriminations. Ainsi, nul ne pourrait vaincre les angoisses liées à sa condition de pantin s’agitant dans le hasard, le temps et la mort ? Nul ne parviendrait jamais à être le législateur de sa cité intérieure ? Nul ne réussirait à agir telle une providence pour lui-même ? Que faisais-je de l’ascèse et des exercices spirituels — du travail sur soi et de la méditation, comme disent ces dames ? Que je n’eusse aucune foi en Dieu, soit. Mais que j’affichasse une telle incrédulité à l’égard de l’homme, de la puissance de son âme, de sa conscience, de sa volonté, etc., c’en était trop. Ces dames avaient devant elles un philosophe sans aucune qualité. Elles avaient raison. Je ne pus rien rétorquer qui rectifiât ou adoucît mon scepticisme. Le conseil de prudence que je donnerai à un esprit tenté par le doute, mais soucieux de plaire au public, est de ne jamais dire avec franchise que la sagesse n’est qu’un asile de l’illusion.
Frédéric Schiffter, « février 2016 », Journées perdues, Séguier, pp. 98-99.
L’optimisme moral a fait faillite dans les années quatre-vingt dans sa version gauchiste seulement. Il s’est ressaisi au cours de la décennie suivante et poursuit à présent son offensive sous le nom d’« éthique ». Parti, comme il se doit, des universités, il a gagné tous les secteurs de la vie sociale. Ainsi, j’appelle « gnangnan » ces discours édifiants et lénifiants censés redresser le moral des foules et que tiennent en toute occasion un syndicaliste ou un journaliste, un ministre ou un sportif, un évêque ou une chanteuse, un philosophe ou un comique, et auxquels les maîtres mots de « tolérance », de « respect », de « partage », scandés sur le mode incantatoire, donnent un certificat de moralité. Même le voyou de banlieue prompt à hurler qu’il a « la haine » finit par lâcher avec des trémolos dans la voix que « les hommes doivent s’enrichir de leurs différences » – sans s’aviser que ce fut la devise même des esclavagistes. On ne se mobilise plus pour des idées, mais pour des « valeurs » ; on ne lutte plus pour le peuple, mais pour les « vraies gens » qui ont de « vrais problèmes » dans leur « vraie vie ». L’heure est à l’« engagement citoyen » – conçu sur le modèle associatif, ou, plus glamour, sur celui des sauveurs sans frontières – au service d’une société plus « solidaire ». […] Hier encore, les projecteurs éclairaient l’intellectuel qui faisait figure de Conscience ; ils éclairent à présent la Conscience qui fait figure d’Intellectuel – preuve qu’il n’y eut jamais de meilleur combustible pour enflammer les Lumières que la mélasse des bons sentiments – et preuve, surtout, que de plus en plus de gens vivent, sans que nul s’en émeuve, en dessous du seuil de pauvreté de l’esprit critique.
Frédéric Schiffter, « Sur le gnangnan », Le philosophe sans qualités, Flammarion.