La solitude m’était déjà nécessaire. Je recherchais la société des arbres car ils n’ont pas besoin de notre assentiment pour être des arbres, ni, nous, de leur donner quelque chose qu’ils nous rendront en lambeaux, tout brûlé.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 50.
Est-ce le destin des rêves de dépouiller leurs vertus et leur charme lorsqu’ils s’accomplissent ? Enferment-ils un germe létal qui les détruit lorsqu’ils quittent la chambre où ils naquirent pour l’espace non protégé du dehors ? L’utopie semble vouée à nourrir l’utopie, le possible à engendrer du possible, tout réel à se nier. À peine les idéaux se sont-ils composé un visage qu’on y voit apparaître les stigmates inéluctables, dirait-on, de la tyrannique réalité.
Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, p. 31.
Les crêtes, les ravins, les fronces de la zone métamorphique, l’eau glacée qui sourd, les étangs de plomb, les tourbières, la clarté louche que filtre le taillis, les rampes bossuées dissuadent d’aller.
Pierre Bergounioux, « Sauvagerie », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 16.
L’après-midi sur la Dordogne contenait tant de bonheurs tangibles qu’il aurait été fou de rêver. Une profusion de biens sans maître avait été répandue sur ses rives, reflets, laisses de galets polis, bancs de sable fin soigneusement gaufré, barques, senteurs de menthe et de limon, grandes ombelles, verges d’or. La seule ombre au tableau était mon fait. Pareille richesse excédait tellement mon empan qu’à peine je l’aurais effleurée lorsque le moment viendrait, bientôt, de repartir.
Pierre Bergounioux, Univers préférables, Fata Morgana, p. 16.
Vivre reste une affaire dont les moyens mangent la fin.
Pierre Bergounioux, « Vie domestique », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 45.
Levé avec la farouche résolution de rattraper le temps que j’ai perdu, cette semaine, pour cause de métier.
Pierre Bergounioux, « dimanche 11 novembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 354.
L’air cru étourdit. Les blocs sourds de granit proclament, sans phrase, la brièveté fulgurante de nos vies, la vanité de nos vues, la fatalité de l’oubli. Rien n’a changé. Rien ne changera jamais. Nous passons comme des rêves et cette pensée, cet émoi dont on est transi, sont eux-mêmes dénués de la moindre importance.
Pierre Bergounioux, « Millevaches », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 70.
Je songe qu’il est juste et bon que ce soit à Jean que le sort ait fait cette faveur. Il manquerait à ses jeunes années ces bonheurs inattendus, énormes, immérités qui nous semblent, non seulement dans l’instant mais plus tard, lorsqu’on s’est rangé à la triste loi des jours et qu’on se les rappelle, à peine croyables. Que le premier geste aille comme négligemment au but alors que deux heures d’efforts opiniâtres ne m’ont rien livré, voilà qui trahit l’intervention d’un esprit bienveillant, du dieu bénin, munificent qui marche aux côtés des petits enfants. À moi aussi, il a fait quelques largesses invraisemblables, quand ce fut le moment.
Pierre Bergounioux, « jeudi 31 mars 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 195.
Achat de livres, ensuite, rue de la Paroisse, qui est noire de monde, badauds, cortèges de mariage, bourgeois du cru dont la bénigne suffisance est, pour moi, une source inépuisable d’étonnement. On peut donc être content de soi et du monde tel qu’il va !
Pierre Bergounioux, « samedi 27 mars 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 275.
La matinée est bien avancée lorsque je peux m’asseoir enfin à la table de travail, obéir à l’injonction impérieuse que m’adresse, du fond du temps, le morveux de dix-sept ans qui découvrit qu’il était permis d’être un peu fixé sur ce qui se passe alors qu’il avait abandonné toute espérance à ce sujet. Je suis un instant à surmonter l’effroi qui m’empoigne chaque fois que je me retrouve au pied de la muraille puis je trace un mot, un autre et continue petitement.
Pierre Bergounioux, « vendredi 13 avril 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 299.
Je couvre deux pages sans autre difficulté que celle, modale, du matériau que fouille la plume — le réseau arachnéen, très subtil, chargé de résonances infinies, de secrètes sympathies, où se trouvent pris, qu’on le veuille ou non, l’énigme de l’existence, le mot de notre sens.
Pierre Bergounioux, « jeudi 22 août 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 86.
Le sortilège qui rend peureuse la lampe, sournois les chaises et le lait, hostiles les tentures, on en subit encore l’emprise après avoir quitté la maison. La rue est différente, les façades, entre lesquelles les phares de la voiture tâtonnent, aussi feintes que les panneaux de toile peinte qui cherchent à nous faire croire, au théâtre, que la scène se passe en ville, la nuit alors que c’est l’inverse. Les murs fantomatiques, les fleurs noires des jardins, les statues de bronze, les allées désertes exhibent, sans fard, leur véritable visage, proclament, sans phrases, qu’ils sont autres, insoucieux de nos agissements, sourds à nos répliques, tels que nous les verrions après avoir joué notre partie, avec nos âmes absentées, nos yeux vides. C’est à huit ans, avant l’aurore, que j’ai découvert le néant qui marche sans bruit sur nos pas, enlève nos traces, et je ne l’ai jamais plus oublié depuis.
Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, pp. 42-43.
Latreille, le prince de l’entomologie, à qui sa passion sauva la vie. Prêtre réfractaire, il allait être jeté, avec d’autres, dans la cale d’un navire qui devait sombrer au large de la Gironde. Il occupait ses derniers instants à inventorier la faune du cachot. Un des geôliers, qui partageait cette curiosité, le met à part des condamnés. Un insecte — la nécrobie, « la vie dans la mort » — témoigne de cet événement.
Pierre Bergounioux, L’héritage. Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres, les Flohic, p. 33.
Ses propos cyniques, ricanants, me laissent, comme tous ceux qu’il me tient, depuis trente-neuf ans, dépité, malheureux. Et je songe, étant homme, capable de recul, désormais, aux ravages qu’ils occasionnaient, jour après jour, chez le gosse que je fus, à la plaie ouverte, inguérissable, qu’ils m’ont laissée. Je sais d’où viennent la difficulté, les complications, le danger mortel qui enveloppe, a priori, toute interaction où je sois impliqué, le sentiment violent de ma nihilité, puisqu’elle m’a été signifiée sans ménagement aussitôt que j’ai su ce que parler voulait dire, l’amour immodéré de la solitude qui en a résulté, l’oreille complaisante que je prête à la tentation chronique de crever, et ce besoin violent, rétroactif, d’explication, de vérité, de paix, qui me tient du matin au soir sur mon papier.
Pierre Bergounioux, « samedi 22 octobre 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 738.
Il y a une limite à la capacité d’imaginer des saccages, à reculer les limites et j’envisageais de rester du côté où il n’y a pas lieu d’imaginer, où il suffit d’être.
Ce n’est pas bien compliqué. Il n’y a qu’à s’appuyer à un arbre et ne plus rien faire. Le difficile, ce sera seulement de ne plus bouger bras et jambes, de ne plus remuer la tête, de chasser les visions, images, pensées, remords, regrets, ineptes espérances qui vinrent en lieu et place de ce qu’on n’avait pas, de ce qu’on ne fut point. C’en est presque drôle, parce que enfin ils n’étaient que l’équivalent douloureux de ce qui nous a manqué, les non-choses, la non-quiétude et c’est de ces ombres portées, de ce ne pas qu’on sera importuné. Ça n’arrête pas. C’est dans le vieux sang, dans le circuit fermé où il tourne depuis des millénaires.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 69-70.