Ainsi, pour être contraire à la nature, le suicide, qui nous libère des malheurs engendrés par la corruption, n’est-il aucunement blâmable ; il ne fait qu’apporter à des maux non naturels un remède parfaitement adapté.
Giacomo Leopardi, « Dialogue de Plotin et de Porphyre », Petites œuvres morales, Allia, p. 222.
Tu fus telle ; sous la terre à présent,
Squelette et poudre. Sur les os et la fange,
En vain fixé dans l’immobile,
Mirant, muet, le vol des âges,
Veille seul la mémoire
Et la douleur le simulacre
De la beauté perdue. Ce doux regard
Qui fit trembler, comme aujourd’hui, ceux sur lesquels
Il s’arrêta ; ces lèvres d’où profond
Semble, comme d’une urne pleine,
Déborder le plaisir ; ce cou naguère étreint
Par le désir ; cette amoureuse main
Qui souvent, allongée,
Sentit devenir froids les doigts qu’elle serrait,
Et le sein pour lequel
Les hommes blêmissaient aux yeux de tous,
Furent un temps : à présent fange
Et ossements — dont une pierre
Cèle la vue infâme et triste.
Giacomo Leopardi, « Sur l’effigie funéraire d’une belle dame sculptée sur son tombeau », Chants, Flammarion, p. 219.
Quoi qu’il en soit, ce fut une remarquable combinaison de la nature que d’accorder aux mêmes animaux le vol et le chant, car, ainsi, ceux qui ont à divertir les autres créatures avec la voix se rencontrent d’ordinaire dans les lieux élevés, d’où celle-ci peut se répandre plus largement à l’entour et toucher un plus grand nombre d’auditeurs ; et d’autre part, l’élément destiné au son, l’air, se trouve peuplé de créatures chantantes et musiciennes. C’est vraiment un grand réconfort et un grand plaisir que procure, autant, me semble-t-il, aux animaux qu’à nous-mêmes, le chant des oiseaux. Je crois que cela tient moins à la douceur des sons, à leur variété ou à leur harmonie, qu’à cette idée de joie qu’exprime naturellement le chant, en particulier celui-là, lequel est une sorte de rire que l’oiseau émet lorsqu’il est plongé dans le bien-être et le contentement.
Giacomo Leopardi, « Éloge des oiseaux », Petites œuvres morales, Allia, p. 169.
Bien que la grandeur, la beauté, la vie se soient éteintes dans le monde, notre inclination pour elles n’est pas morte en nous. S’il nous est refusé de les atteindre, il ne nous est pas défendu, il n’est pas possible de nous défendre de les désirer.
Giacomo Leopardi, « feuillet 195 », Zibaldone, Le Temps Qu’il Fait.
L’ennui est, pour ainsi dire, le désir du bonheur laissé à l’état pur.
Giacomo Leopardi, « feuillet 3715 », Zibaldone, Le Temps Qu’il Fait.
Lorsque nouvellement
Dans l’intime du cœur
Naît un désir d’amour,
Languide et las se fait sentir ensemble
Un désir de mourir :
Comment, je ne le sais, mais tel est
D’amour puissant et vrai le premier fruit.
Peut-être apeure les yeux
Ce désert : pour lui, le mortel
Désormais voit peut-être la terre
Inhabitable, sans cette
Neuve, seule, infinie
Félicité qui lui peint l’âme ;
Mais, par elle, en son cœur pressentant
La tempête, il aspire à la paix,
Aspire à jeter l’ancre,
Face au féroce désir
Qui déjà gronde et partout, partout, jette la nuit.
Giacomo Leopardi, « Amour et mort », Chants, Flammarion, p. 195.
Que chacun pense et agisse à sa guise, la mort ne manquera pas d’en faire autant.
Giacomo Leopardi, « Dialogue d’un physicien et d’un métaphysicien », Petites œuvres morales, Allia, p. 76.
Car entre nous, mon ami, je vous crois heureux, vous et tous les autres ; mais moi, avec votre permission et celle de votre siècle, je suis vraiment très malheureux ; j’en ai la certitude, et tous les journaux du monde ne me persuaderont pas du contraire.
Giacomo Leopardi, « Dialogue de Tristan et d’un ami », Petites œuvres morales, Allia, p. 241.
Or à jamais tu dormiras,
Cœur harassé. Mort est le dernier mirage,
Que je crus éternel. Mort. Et je sens bien
Qu’en nous des chères illusions
Non seul l’espoir, le désir est éteint.
Dors à jamais. Tu as
Assez battu. Nulle chose ne vaut
Que tu palpites, et de soupirs est indigne
La terre. Fiel et ennui,
Non, rien d’autre, la vie ; le monde n’est que boue.
Or calme-toi. Désespère
Un dernier coup. À notre genre le Sort
N’a donné que le mourir. Méprise désormais
Toi-même, la nature, et la puissance
Brute inconnue qui commande au mal commun,
Et l’infinie vanité du Tout.
Giacomo Leopardi, « À soi-même », Chants, Flammarion, p. 201.
Bien que je ne voie pas encore le terme de ma vie, un sentiment secret m’assure pourtant que mon heure est proche. Je suis mûr pour la mort, et il me paraît trop absurde, alors que je suis mort spirituellement, et que la fable de l’existence est achevée pour moi, de devoir durer encore quarante ou cinquante ans, comme m’en menace la nature. Cette seule idée me fait frémir. Mais, comme il en est de tous ces maux qui dépassent l’imagination, cette perspective me semble un songe et une illusion qui ne se vérifieront jamais.
Giacomo Leopardi, « Dialogue de Tristan et d’un ami », Petites œuvres morales, Allia, p. 241.
Les Anciens pourraient dire à raison que leurs poèmes, simplement chantés, étaient publiés, tandis que nos livres, imprimés, restent toujours inédits.
Giacomo Leopardi, Zibaldone, Le Temps Qu’il Fait.
Mais, pour conclure sur le chant des oiseaux, j’ajouterai que le spectacle de la joie chez autrui, lorsqu’il n’y a pas lieu d’en être jaloux, nous réconforte et nous égaie toujours, et que par suite il faut louer la nature d’avoir pris soin que le chant des oiseaux, qui est une manifestation d’allégresse et une sorte de rire, fût chose publique ; contrairement au chant et au rire humains qui, eu égard au reste du monde, demeurent chose privée. Et c’est par une sage disposition de la nature que la terre et l’air sont remplis d’animaux qui, de leurs cris de joie sonores et incessants, applaudissent tout le jour à l’existence universelle et incitent à l’allégresse les autres créatures, en leur délivrant le témoignage perpétuel, quoique mensonger, de la félicité des choses.
Giacomo Leopardi, « Éloge des oiseaux », Petites œuvres morales, Allia, p. 171.
L’absence de société des lettrés allemands, leur vie retirée et inlassablement studieuse, leur vie de cabinet, ne rendent pas seulement leurs opinions et leurs pensées indépendantes des hommes (ou des opinions d’autrui), mais des choses mêmes. C’est ainsi que leurs théories, leurs systèmes, leurs philosophies (à quelque genre qu’ils appartiennent : politique, littéraire, métaphysique, moral et même physique) sont pour la plupart des poèmes de la raison.
Giacomo Leopardi, Zibaldone, Le Temps Qu’il Fait.
Voilà en quoi me semble tenir la différence entre ce siècle et les autres ; autrefois, comme de nos jours, la grandeur était fort rare ; mais alors, c’était la médiocrité qui régnait, tandis qu’aujourd’hui, c’est partout le règne de la nullité.
Giacomo Leopardi, « Dialogue de Tristan et d’un ami », Petites œuvres morales, Allia, p. 239.
La vie est ainsi faite que, pour la supporter, il faut de temps en temps la déposer, reprendre un peu haleine, et comme se restaurer d’un léger avant-goût de la mort.
Giacomo Leopardi, « Cantique du coq sauvage », Petites œuvres morales, Allia, p. 177.