Je vois certains jours, je vois et je fais en silence, je fais un grand, grand polyèdre qui à partir du plancher occupe une bonne partie de ma chambre, un grand polyèdre, presque une sphère, non pas presque, mais en route vers la forme sphère. En route depuis longtemps, faite et refaite nombre de fois et encore à refaire.
Les multiples faces, je les brise et ainsi augmente leur nombre et diminue l’écart qui la sépare de la forme sphère.
Ainsi, à vrai dire, assez grossièrement, je galbe, je cintre ce volume pseudosphérique… qui résiste.
Il me reste encore, il me reste toujours des surfaces à écraser davantage. Dès que j’ai une demi-heure de libre j’y reviens et me donne ainsi beaucoup de mal, espérant arriver à une meilleure approximation de sphère, mais la sphère s’étend, devient plus grande et conséquemment les faces, les faces que je dois à nouveau briser, presque émietter, de façon à en faire presque des facettes (ce serait déjà mieux) ; mais combien de milliers, de milliers et de milliers de facettes faudra-t-il que je fasse ? Si nombreux et détaillés que soient les écrasements, et duplications des faces en faces plus petites, il semble qu’il y ait des régions de la presque sphère, où le travail d’arrondissement est à peine commencé. La sphéricité de la masse, décidément j’en suis loin encore.
Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 532.
Je comprends qu’adoptant une bonne mienne habitude, renverse-monde, mais très stabilisatrice, vous passez la moitié de votre vie au lit.
Henri Michaux, « lettre à Claude Cahun (avril 1952) », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. XXIX.
Style : signe (mauvais) de la distance inchangée (mais qui eût pu, eût dû changer), la distance où à tort il demeure et se maintient vis-à-vis de son être et des choses et des personnes. Bloqué !
Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1054.
Quoi qu’il arrive dans cet espace, vous avez tout le temps pour assister au spectacle. Avec votre temps nouveau, avec vos minutes aux trois mille instants, vous ne serez pas débordé, avec votre attention surdivisée vous ne serez pas dépassé. Jamais.
Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 680.
Il me vient à l’esprit que l’être n’a pas de taille. On le savait. Je le sens. C’est grave. Ce n’est pas tranquillisant.
Comment espérer jamais trouver la quiétude si l’on n’a d’assiette que métaphysique.
Agir gèle en moi.
Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 923.
Freins. De plus en plus de freins. Je mets du temps, beaucoup de temps dans ma stupeur pour remarquer ma stupeur.
Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 925.
Quand rien ne vient, il vient toujours du temps,
du temps,
sans haut ni bas,
du temps,
sur moi,
avec moi,
en moi,
par moi,
passant ses arches en moi qui me ronge et attends.
Le Temps.
Le Temps.
Je m’ausculte avec le Temps.
Je me tâte.
Je me frappe avec le Temps.
Je me séduis, je m’irrite…
Je me trame,
Je me soulève,
Je me transporte,
Je me frappe avec le Temps…
Oiseau-pic.
Oiseau-pic.
Oiseau-pic.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 335.
Défaire
détourner
ramener à soi
rejeter d’auprès de soi
froisser
Insignifier par des traits
Percer
pousser
cherchant
cherchant toujours LA SORTIE DU TERRIER
Henri Michaux, « Par des traits », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1250.
Le solitaire sera éclaboussé par tous.
Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1183.
Comment ressusciter cet état, comment et sans adjuvant retrouver creusée la tranchée extraordinaire ?
Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 900.
Ceux qui me voient venir.
Moi aussi, je les vois venir.
Un jour le froid parlera,
Le froid repoussant la porte montrera le Néant.
Et alors, mes gaillards ? Et alors ?
Petits déculottés qui plastronnez encore,
Gonflés de la voix des autres et des poumons de l’époque,
Tout le troupeau, je le vois dans un seul fourreau.
Vous travaillez ? Le palmier aussi agite ses bras.
Henri Michaux, « La nuit remue », Œuvres complètes (1), Gallimard.
Sentiment de l’infini, de la présence de l’infini, de la proximité, de l’immédiateté, de la pénétration de l’infini, de l’infini traversant sans fin le fini. Un infini en marche, d’une marche égale qui ne s’arrêtera plus, qui ne peut plus s’arrêter. Cessation du fini, du mirage du fini, de la conviction illusoire qu’il existe du fini, du conclu, du terminé, de l’arrêté. Le fini soit prolongé, soit émietté, partout pris en traître par un infini traversier, débordant, magnifique annulateur et dissipateur de tout « circonscrit », lequel ne peut plus exister.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 12.
Verrues sur les doctrines
tripes sur les doctrines
crachats sur les doctrines
Henri Michaux, « Ratureurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 422.
Au loin
tout à fait au loin, une latte de fer, frappée, résonne
touchée peut-être par un enfant distrait
qui, rêveur, remarque à peine qu’il fait un bruit
bruit souligné pour moi seul
extraordinaire
unique
qui s’engage dans les profondeurs
introduisant saveur
développant saveur
enfilant saveur
au-delà
au-delà
au-delà.
Je tiens sur l’autel
ce son ineffable et saint
prodigieusement capable
prodigieusement important
inestimable et sacré.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 38.
Des idées passent, fulgurantes, mais qu’il ne reverra plus (inutilisables). Des impressions à changer toute une vie, mais aussitôt perdues dans les coulisses du néant. Une agitation le prend, seule réponse possible aux commencements contradictoires qui se forment en lui. Une titillation d’envies, d’envies incessantes, extrêmes et puis disparues, qui reviennent ou pareilles ou autres, mais toujours tendues, éperdument désirantes. Des pulsions apparaissent dans un entrebâillement de conscience de plus en plus court, de plus en plus outrées, d’une outrance de plus en plus incompatible avec toute vie sociale, avec sa propre vie dans quelque milieu que ce soit. Débordantes envies qu’il lui faut veiller à réprimer dans l’instant.
L’intelligibilité s’accroît merveilleusement. Idées fringantes, prodigieusement interrelationnées, tenant par vingt valences, éclairées à la lumière d’un phare invisible.
Il voit. Il a compris, mais dans un tournoiement tout disparaît. Il reste un bourdonnement énigmatique.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 133-134.