auteur : Fernando Pessoa
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incroyables

Je me souviens, avec une tristesse ironique, d’une manifestation ouvrière, dont j’ignore le degré de sincérité (car j’ai toujours quelque difficulté à supposer de la sincérité dans les mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu, seul avec lui-même, qui pense réellement, et lui seul). C’était un groupe compact et désordonné d’êtres stupides en mouvement, qui passa en criant diverses choses devant mon indifférentisme d’homme étranger à tout cela. J’eus soudain la nausée. Ils n’étaient même pas assez sales. Ceux qui souffrent véritablement ne se rassemblent pas en troupes vulgaires, ne forment pas de groupe. Quand on souffre, on souffre seul.

Quel ensemble déplorable ! Quel manque d’humanité et de douleur ! Ils étaient réels, donc incroyables. Personne n’aurait pu tirer d’eux une scène de roman, le cadre d’une description. Cela coulait comme les ordures dans un fleuve, le fleuve de la vie. J’ai été pris de sommeil à les voir, un sommeil suprême et nauséeux.

Fernando Pessoa, « 72 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024
intérieur

Il avait meublé son deux pièces — au prix, inévitablement, de certaines choses essentielles — avec un certain luxe, quoique approximatif. Il apportait un soin tout particulier aux sièges — des fauteuils profonds et moelleux —, aux rideaux et aux tapis. Il assurait avoir ainsi créé un intérieur « qui garantisse la dignité de son ennui ». Dans une pièce de style moderne l’ennui devient inconfort, souffrance physique.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 36.

Guillaume Colnot, 16 mai 2002
jour

Quand finira-t-elle, cette nuit intérieure, l’univers,

et moi, mon âme, aurai-je mon jour ?

Quand m’éveillerai-je du fait d’être éveillé ?

Je ne sais pas. Le soleil brille haut :

impossible de le fixer.

Les étoiles froides nous font signe :

impossible de les compter.

Le cœur étranger bat :

impossible de l’écouter.

Quand s’achèvera-t-il, ce drame sans théâtre,

ou ce théâtre sans drame,

et quand pourrai-je rentrer chez moi ?

Où ? Comment ? Quand ?

Chat qui me fixes avec les yeux de la vie, qui caches-tu derrière toi ?

Oui, oui, c’est lui !

Lui, comme Josué, ordonnera au soleil d’arrêter sa course et je m’éveillerai ;

et alors il fera jour.

Souris dans ton sommeil, mon âme !

Souris, mon âme : il fera jour !

Fernando Pessoa, « Magnificat », Poèmes d’Álvaro de Campos.

David Farreny, 8 avr. 2014
mince

Si j’étais différent, me dis-je, ce serait là un jour heureux, car je l’éprouverais sans réfléchir. Je terminerais avec un plaisir anticipé mon travail normal — celui-là même qui est tous les jours pour moi d’une monotonie anormale. Je prendrais l’autobus pour les faubourgs de Benfica, en compagnie de quelques amis. Nous dînerions parmi les jardins, en plein soleil couchant. Notre gaieté serait partie intégrante du paysage, et reconnue comme telle par tous ceux qui pourraient nous voir.

Malgré tout, comme je suis moi, je tire quelque plaisir de ce mince plaisir de m’imaginer comme étant cet autre. Bientôt, ce lui-moi, assis sous un arbre ou une tonnelle, mangera le double de ce que je peux manger, boira le double de ce que j’oserais boire, rira le double de ce que je pourrais jamais rire. Bientôt lui, maintenant moi. Oui, pendant un instant j’ai été différent : j’ai vu, j’ai vécu en quelqu’un d’autre ce plaisir humble et humain d’exister comme un animal en manches de chemise. Grand jour, assurément, que celui qui m’a fait rêver de la sorte ! Jour sublime et tout pétri d’azur, comme mon rêve éphémère de me voir en employé de bureau plein de santé, passant je ne sais où une bien agréable soirée.

Fernando Pessoa, « 34 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024
nauséeux

J’entends parfois, en passant dans la rue, des bribes de conversation intime, et il s’agit presque toujours de l’autre femme, ou de l’autre homme, de l’amant d’une troisième ou de la maîtresse d’un quatrième…

J’emporte — d’avoir simplement entendu ces ombres de discours humain, à quoi s’occupe finalement la majorité des vies conscientes — un ennui nauséeux, une angoisse d’exilé chez les araignées, et la conscience subite de mon écrabouillement parmi les gens réels ; cette fatalité d’être considéré, par mon propriétaire et tout le voisinage, comme semblable aux autres locataires de l’immeuble ; et je contemple avec dégoût, à travers les grilles qui masquent les fenêtres de l’arrière-boutique, les ordures de tout un chacun qui s’entassent, sous la pluie, dans cette cour minable qu’est ma vie.

Fernando Pessoa, « 11 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024
nocturnes

L’horloge qui se trouve là-bas, au fond de la maison déserte — car tout le monde dort —, laisse tomber lentement cette quadruple note claire qui sonne quatre heures lorsqu’il fait nuit. Je n’ai pas encore dormi et n’espère plus le faire. Sans que rien retienne mon attention, m’empêchant ainsi de dormir, ou gêne mon corps, m’enlevant ainsi le repos — je gis dans l’ombre, rendue plus solitaire encore par la vague clarté lunaire des réverbères dans la rue ; je gis le silence engourdi de mon corps devenu étranger. Je n’arrive plus à penser, tellement j’ai sommeil ; et je n’arrive plus à sentir, tant le sommeil me fuit.

Tout, autour de moi, est l’univers nu, abstrait, fait de négations nocturnes. Je me divise en fatigué et en anxieux, et je parviens à toucher, grâce à la sensation de mon corps, une connaissance métaphysique du mystère des choses. Parfois mon esprit s’amollit, alors des détails informes de ma vie quotidienne affleurent à la surface de ma conscience, et me voilà remplissant des colonnes de chiffres, au gré des vagues de l’insomnie. Ou bien je m’éveille de ce demi-sommeil où je stagnais, et de vagues images, dans mon esprit vide, font défiler sans bruit leur spectacle aux teintes involontaires et poétiques.

Mes yeux ne sont pas complètement fermés. Ma vision indistincte est ourlée d’une lueur qui me vient de loin ; c’est celle des réverbères allumés tout en bas, aux confins déserts de la rue.

Cesser, dormir, remplacer cette conscience intercalaire par des choses meilleures, mélancoliques, chuchotées en secret à un être qui ne me connaîtrait pas !… Cesser, couler agile et fluide, flux et reflux d’une vaste mer, le long de côtes visibles dans la nuit où réellement l’on dormirait !… Cesser, exister incognito, extérieurement, être le mouvement des branches dans des allées écartées, une chute de feuilles légères, plus devinée que perçue, haute mer des lointains et fins jets d’eau, et tout l’indéfini des parcs dans la nuit, perdus dans des entrelacs sans fin, labyrinthes naturels des ténèbres !… En finir, cesser d’être enfin, mais avec une survivance métaphorique, être la page d’un livre, une mèche de cheveux au vent, l’oscillation d’une plante grimpante dans l’encadrement de la fenêtre entrouverte, les pas sans importance sur le fin gravier du chemin, la dernière fumée qui monte du village endormi, le fouet du charretier oublié au bord d’un sentier matinal… N’importe quoi d’absurde, de chaotique, d’étouffé même — n’importe quoi, sauf la vie…

Et je dors à ma façon, sans sommeil ni répit, cette vie végétative des suppositions, tandis que, sous mes paupières que fuit le repos, flotte, comme l’écume paisible d’une mer souillée, un reflet lointain de réverbères silencieux.

Dormir et dédormir.

De l’autre côté de moi, bien loin derrière l’endroit où je gis, le silence de la demeure touche l’infini. J’écoute la chute du temps, goutte à goutte, et aucune des gouttes qui tombent n’est entendue dans sa chute. Je sens mon cœur physique, oppressé physiquement par le souvenir, réduit à rien, de tout ce qui a été ou de ce que j’ai été. Je sens ma tête matériellement posée sur l’oreiller, qu’elle creuse d’un petit vallon. La peau de la taie d’oreiller établit avec ma peau le contact d’un corps dans la pénombre. Mon oreille même, sur laquelle je repose, se grave mathématiquement contre mon cerveau. Mes paupières battent de fatigue, et produisent un son d’une faiblesse extrême, inaudible, sur la blancheur sensible de l’oreiller relevé. Je respire, tout en soupirant, et ma respiration est quelque chose qui se produit — elle n’est pas moi-même. Je souffre sans penser ni sentir. L’horloge de la maison, endroit fixe au cœur des choses, sonne la demie, sèche et nulle. Tout est si vaste, tout est si profond, tout est si noir et si froid !

Je passe le cours des temps, je passe des silences, des mondes sans forme passent auprès de moi.

Soudain, tel un enfant du Mystère, un coq se met à chanter, ignorant la nuit. Je peux dormir, car c’est le matin au fond de moi. Et je sens ma bouche sourire, déplaçant doucement les plis légers de la taie qui me colle au visage. Je peux m’abandonner à la vie, je peux dormir, je peux m’ignorer… Et à travers le sommeil tout neuf qui m’obscurcit, ou bien je me souviens du coq qui vient de chanter, ou bien c’est lui qui, en réalité, chante pour la seconde fois.

Fernando Pessoa, « L'indifférent », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, pp. 59-61.

David Farreny, 16 déc. 2024
pauvres

Nous attribuons généralement à nos idées sur l’inconnu la couleur de nos conceptions sur le connu : si nous appelons la mort un sommeil, c’est qu’elle ressemble, du dehors, à un sommeil ; si nous appelons la mort une vie nouvelle, c’est qu’elle paraît être une chose différente de la vie. C’est grâce à ces petits malentendus avec le réel que nous construisons nos croyances, nos espoirs — et nous vivons de croûtes de pain baptisées gâteaux, comme font les enfants pauvres qui jouent à être heureux.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 96.

Guillaume Colnot, 13 juin 2002
personne

De même que nous avons tous, que nous le sachions ou non, une métaphysique, de même, que nous le voulions ou non, nous avons tous une morale. J’ai une morale fort simple — ne faire à personne ni bien ni mal. Ne faire de mal à personne, parce que non seulement je reconnais aux autres, tout comme à moi-même, le droit de n’être gêné par personne, mais aussi parce que je trouve qu’en fait de mal nécessaire dans le monde, les maux naturels suffisent largement. Nous vivons tous, ici-bas, à bord d’un navire parti d’un port que nous ne connaissons pas, et voguant vers un autre port que nous ignorons ; nous devons avoir les uns envers les autres l’amabilité de passagers embarqués pour un même voyage. Et ne pas faire de bien, parce que je ne sais ni ce qu’est le bien, ni si je fais réellement le bien lorsque je crois le faire. Sais-je quels malheurs je peux entraîner en faisant l’aumône ? Sais-je quels maux je peux causer si j’éduque ou instruis ? Dans le doute, je m’abstiens. Et il me semble même qu’aider ou conseiller c’est encore, d’une certaine manière, commettre la faute d’intervenir dans la vie d’autrui. La bonté est un caprice de notre tempérament : nous n’avons pas le droit de rendre les autres victimes de nos caprices, même s’il s’agit de caprices par humanité ou par tendresse. Les bienfaits sont quelque chose qui nous est infligé : c’est pourquoi, froidement, je les exècre.

Si je ne fais pas de bien, par souci moral, je n’exige pas non plus qu’on m’en fasse. Si je tombe malade, ce qui me pèse le plus c’est que j’oblige quelqu’un à me soigner, chose que je répugnerais moi-même à faire pour un autre. Je ne suis jamais allé voir un ami malade. Et chaque fois qu’étant malade, on est venu me rendre visite, j’ai subi chaque visite comme une gêne, une insulte, une violation injustifiable de mon intimité profonde. Je n’aime pas qu’on me fasse des cadeaux ; on semble ainsi m’obliger à en faire à mon tour — aux mêmes gens ou à d’autres, peu importe.

Je suis hautement sociable, de façon hautement négative. Je suis l’être le plus inoffensif qui soit. Mais je ne suis pas davantage ; je ne veux pas, je ne peux pas être davantage. J’ai à l’égard de tout ce qui existe une affection visuelle, une tendresse de l’intelligence — rien dans le cœur. Je n’ai foi en rien, espoir en rien, charité pour rien. J’exècre, effaré et nauséeux, les sincères de toutes les sincérités et les mystiques de tous les mysticismes, ou plutôt, et pour mieux dire, la sincérité de tous les sincères et le mysticisme de tous les mystiques. Cette nausée devient presque physique lorsque ces mysticismes sont actifs, qu’ils prétendent convaincre l’esprit des autres, ou commander à leur volonté, trouver la vérité ou réformer le monde.

Je m’estime heureux de n’avoir plus de famille. Ainsi ne suis-je pas contraint (ce qui me pèserait inévitablement) d’aimer qui que ce soit. Je n’ai de regrets que littérairement. Je me rappelle mon enfance les larmes aux yeux, mais ce sont des larmes rythmiques, où déjà perce la prose. Je me la rappelle comme une chose extérieure, et à travers des choses extérieures ; je ne me souviens que de choses extérieures. Ce n’est pas le calme des soirées provinciales qui m’attendrit, au souvenir de l’enfance que j’y ai vécue — c’est la place de la table à thé, c’est la disposition des meubles tout autour de la pièce —, ce sont le visage et les gestes des personnes qui m’entourent. C’est de tableaux que j’ai la nostalgie. C’est pourquoi ma propre enfance m’attendrit tout autant que celle de n’importe qui d’autre : elles sont toutes deux — dans un passé dont je ne sais ce qu’il est — des phénomènes purement visuels, que je perçois avec une attention toute littéraire. Je suis ému, sans doute, mais non pas par le souvenir : par la vision.

Je n’ai jamais aimé personne. Ce que j’ai le plus aimé, ce sont mes sensations — états de visualité consciente, impressions d’une ouïe en alerte, parfums qui sont un moyen, pour l’humilité du monde extérieur, de s’adresser à moi, de me parler du passé (si aisé à se rappeler par les odeurs), c’est-à-dire de me donner plus de réalité, plus d’émotion, que le simple pain en train de cuire, tout au fond de la vieille boulangerie, comme par ce lointain après-midi où je revenais de l’enterrement d’un oncle qui m’avait beaucoup aimé, et où j’éprouvais la douceur d’un vague soulagement, je ne sais trop de quoi.

Telle est ma morale, ou ma métaphysique, autrement dit, tel je suis : le Passant intégral, de tout et de son âme elle-même ; je n’appartiens à rien, ne désire rien, ne suis rien — centre abstrait de sensations impersonnelles, miroir sensible tombé au hasard et tourné vers la diversité du monde. Après tout cela, je ne sais si je suis heureux ou malheureux ; et cela ne m’importe guère.

Fernando Pessoa, « La monade intime », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, pp. 122-125.

David Farreny, 16 déc. 2024
phrases

Voilà pourquoi le Prince ne régna point. Cette phrase est totalement absurde. Mais je sens en ce moment que les phrases absurdes donnent une intense envie de pleurer.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 24.

David Farreny, 9 fév. 2003
répudie

L’ennui est bien le dégoût blasé du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu ; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi le dégoût d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe — ou du néant, si l’éternité c’est lui.

Ce n’est pas seulement la vacuité des choses et des êtres qui blesse l’âme, quand elle est en proie à l’ennui ; c’est aussi la vacuité de quelque chose d’autre, qui n’est ni les choses ni les êtres, c’est la vacuité de l’âme elle-même qui ressent ce vide, qui s’éprouve elle-même comme du vide, et qui, s’y retrouvant, se dégoûte elle-même et se répudie.

Fernando Pessoa, « 103 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024
sentir

Cela fait mal de vivre, mais de loin. Sentir n’a pas d’importance. Deux ou trois devantures s’allument.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 97.

David Farreny, 9 fév. 2003
social

L’art ment parce qu’il est social.

Fernando Pessoa, « 151 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024
stagnations

Je connais de grandes stagnations. Non point (comme font bien des gens) que j’attende des jours et des jours pour répondre, d’une carte postale, à une lettre urgente. Non point (comme personne d’ailleurs ne fait) que je repousse indéfiniment l’action facile qui me serait utile, ou l’action utile qui me serait agréable. Il entre plus de subtilité dans ma mésintelligence avec moi-même. C’est dans mon âme même que je stagne. Il se produit en moi une suspension de la volonté, de l’émotion, de la pensée, et cette suspension dure des jours interminables ; seule la vie végétative de l’âme — la parole, le geste, l’allure — peut encore m’exprimer aux autres et, à travers eux, à moi-même.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 151.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2002
Sud

Je sais bien qu’il existe des îles, loin vers le Sud, et de grandes passions cosmopolites.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 52.

Guillaume Colnot, 24 mai 2002
vague

Lorsqu’on vit constamment dans l’abstrait — que ce soit celui de la pensée, ou celui de la sensation pensée — il arrive bientôt que, contre son sentiment ou sa volonté mêmes, on voie se transformer en fantômes jusqu’aux choses de la vie réelle qui, selon notre nature, devraient nous être les plus sensibles.

Quelque amitié que je porte à quelqu’un, et si véritable que soit cette amitié, apprendre que cet ami est malade ou qu’il est mort ne me cause rien d’autre qu’une impression vague, indistincte, comme effacée, qui me fait honte. Seule la vision directe de l’événement, son paysage, pourrait provoquer en moi une émotion. À force de vivre par l’imagination, on use sa capacité à imaginer, et surtout à imaginer la réalité. À vivre mentalement de ce qui n’est pas, ni ne peut être, on finit par ne plus pouvoir même rêver ce qui peut être.

On m’a dit aujourd’hui que venait d’entrer à l’hôpital, pour y subir une opération, l’un de mes vieux amis, que je n’ai pas revu depuis longtemps mais auquel je pense toujours, en toute sincérité, avec ce que je suppose être une affection émue. La seule impression que j’aie reçue de cette nouvelle, la seule claire et positive, ce fut celle de la corvée qui m’attendait obligatoirement : lui rendre visite, ou l’alternative ironique, si je n’avais pas le courage d’aller le voir, du remords que j’en éprouverais.

Rien d’autre… À force de vivre avec des ombres, je me suis changé moi-même en ombre — dans ce que je pense, ce que je sens, ce que je suis. Le regret lancinant de l’être normal que je n’ai jamais été pénètre alors jusqu’à la substance de mon être. Mais c’est, là encore, cela et seulement cela que j’éprouve. Je n’éprouve pas réellement de peine pour cet ami que l’on va opérer. Je n’éprouve pas vraiment de peine pour tous les gens que l’on va opérer, tous ceux qui souffrent et qui peinent en ce monde. J’éprouve seulement de la peine de ne pas être quelqu’un capable d’en ressentir.

Et, d’un instant à l’autre, me voilà irrésistiblement en train de penser à tout autre chose, sous je ne sais quelle impulsion. Et, comme si je délirais, voici que se mêle à ce que je n’ai pas réussi à éprouver, pas réussi à être — un bruissement d’arbres, un murmure d’eaux ruisselant vers des bassins, un parc n’existant nulle part… Je m’efforce de ressentir, mais je ne sais plus comment on ressent. Je suis devenu une ombre de moi-même, une ombre à qui j’aurais livré mon être. À l’encontre du Peter Schlemihl du conte allemand, je n’ai pas vendu mon ombre au diable, mais ma propre substance. Je souffre de ne pas souffrir, de ne pas savoir souffrir. Est-ce que je vis, ou fais semblant de vivre ? Suis-je endormi, ou tout éveillé ? Une brise vague, fraîcheur sortant de la chaleur du jour, me fait tout oublier. Je sens, agréablement, mes paupières lourdes… Je sens que ce même soleil dore des prairies, où je ne suis pas, ni ne veux être… De tous les bruits de la ville, il sort un grand silence… Que c’est doux ! Mais combien plus doux, peut-être, si je pouvais sentir !…

Fernando Pessoa, « La vie rêvée », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, pp. 154-156.

David Farreny, 16 déc. 2024

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