Le temps favorise à la longue les nations enchaînées qui, amassant des forces et des illusions, vivent dans le futur, dans l’espoir ; mais qu’espérer encore dans la liberté ? ou dans le régime qui l’incarne, fait de dissipation, de quiétude et de ramollissement ? Merveille qui n’a rien à offrir, la démocratie est tout ensemble le paradis et le tombeau d’un peuple. La vie n’a de sens que par elle ; mais elle manque de vie… Bonheur immédiat, désastre imminent — inconsistance d’un régime auquel on n’adhère pas sans s’enferrer dans un dilemme torturant.
Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, p. 451.
On n’entend rien aux religions si l’on croit que l’homme fuit une divinité capricieuse, mauvaise ou même féroce, ou si l’on oublie qu’il aime la peur jusqu’à la frénésie.
Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 24.
Entre l’exigence d’être clair et la tentation d’être obscur, impossible de décider laquelle mérite le plus d’égards.
Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Œuvres, Gallimard, p. 1720.
La régression temporelle ne peut que nous révéler une éternité antérieure dont absolument rien n’a pu être absent ; car nous ne pouvons pas concevoir que l’éternité qui nous suivra puisse réaliser quoi que ce soit de plus que la première.
Emil Cioran, « Maurice Maeterlinck », Solitude et destin, Gallimard, p. 265.
La lettre, conversation avec un absent, représente un événement majeur de la solitude. Cherchez la vérité sur un auteur plutôt dans sa correspondance que dans son œuvre. L’œuvre est le plus souvent un masque.
Emil Cioran, « Ouverture. Manie épistolaire », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Quittons les grands exemples. Dans ce domaine où l’indiscrétion est de règle, chacun a fait des expériences personnelles, et il est légitime de parler de soi sans nécessairement tomber dans le péché d’orgueil. Ayant eu l’avantage, comme je l’ai dit, d’être un oisif, j’ai écrit un nombre considérable de lettres. Pour la plupart, elles se sont perdues, celles de ma jeunesse surtout. Si je le déplore, ce n’est pas parce qu’elles avaient la moindre valeur objective mais parce que c’est seulement par elles que j’aurais pu retrouver celui que j’étais avant mon arrivée en France, à l’âge de vingt-six ans. L’unique moyen de reconstituer ce personnage me faisant défaut, je n’en conserve plus qu’une image abstraite. J’habitais une ville de province d’où j’écrivais à une amie de Bucarest, actrice et… métaphysicienne, de longues lettres sur ma condition de fou sans folie, qui est bien l’état de quiconque est déserté par le sommeil. Eh bien, elle devait me raconter, il y a quelques années, qu’elle avait jeté au feu, par une frousse très peu métaphysique, mes élucubrations épistolaires. Ainsi disparaissait le seul document capital sur mes années infernales. Les cinq livres que j’avais écrits en roumain à la même époque me sont plus ou moins étrangers et je les trouve à la fois vivants et illisibles. Au fond les livres sont des accidents ; les lettres, des événements : d’où leur souveraineté.
Emil Cioran, « Ouverture. Manie épistolaire », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
À mesure que l’art s’enfonce dans l’impasse, les artistes se multiplient. Cette anomalie cesse d’en être une, si l’on songe que l’art, en voie d’épuisement, est devenu à la fois impossible et facile.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 64.
Je ne lutte pas contre le monde, je lutte contre une force plus grande, contre ma fatigue du monde.
Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 967.
L’amitié étant incompatible avec la vérité, seul est fécond le dialogue muet avec nos ennemis.
Sans une bonne dose de férocité, on ne saurait conduire une pensée jusqu’au bout.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 134.
La grande valeur pratique des certitudes ne doit pas nous dissimuler leur fragilité théorique. Elles se flétrissent, elles vieillissent, tandis que les doutes gardent une fraîcheur inaltérable… Une croyance est liée à une époque ; les arguments que nous lui opposons et qui nous mettent dans l’impossibilité d’y adhérer bravent le temps, de sorte que cette croyance ne dure que grâce aux objections qui l’ont minée.
Emil Cioran, « La chute dans le temps », Œuvres, Gallimard, p. 566.
Lorsqu’on réalise que tout est vain, mais que, absurdement, on continue à aimer la vie, il faut se résoudre à faire un geste, une action. Car il vaut mieux se détruire dans la frénésie que dans la neutralité.
Emil Cioran, « La nécessité du radicalisme », Solitude et destin, Gallimard, p. 347.
Son calme apparent lui confère une irréparable gravité. Lorsqu’il dit que la condition humaine est un naufrage, une catastrophe, un péché, ses mots sont si pathétiques et si mesurés qu’on croirait entendre sonner le glas dans un traité de logique…
Emil Cioran, « Nae Ionescu et le drame de la lucidité », Solitude et destin, Gallimard, p. 382.
Répugnant à se définir et à accepter des limites, cultivant l’équivoque en politique et en morale, et, ce qui est plus grave, en géographie, sans aucune des naïvetés inhérentes aux « civilisés » rendus opaques au réel par les excès d’une tradition rationaliste, le Russe, subtil par intuition autant que par l’expérience séculaire de la dissimulation, est peut-être un enfant historiquement, mais en aucun cas psychologiquement ; d’où sa complexité d’homme aux jeunes instincts et aux vieux secrets, d’où également les contradictions, poussées jusqu’au grotesque, de ses attitudes. Quand il se mêle d’être profond (et il y arrive sans effort), il défigure le moindre fait, la moindre idée. On dirait qu’il a la manie de la grimace monumentale. Tout est vertigineux, affreux, et insaisissable dans l’histoire de ses idées, révolutionnaires ou autres. Il est encore un incorrigible amateur d’utopies ; or, l’utopie, c’est le grotesque en rose, le besoin d’associer le bonheur, donc l’invraisemblable, au devenir, et de pousser une vision optimiste, aérienne, jusqu’au point où elle rejoint son point de départ : le cynisme, qu’elle voulait combattre. En somme, une féerie monstrueuse.
Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, pp. 453-454.
Toute idée féconde tourne en pseudo-idée, dégénère en croyance. Il n’est guère qu’une idée stérile qui conserve son statut d’idée.
Emil Cioran, « Le mauvais démiurge », Œuvres, Gallimard, p. 711.