On ne peut jamais aller chez personne. Aussi ne peut-on aimer que la montagne, la mer et la musique.
Emil Cioran, « Personne n’existe », Solitude et destin, Gallimard, p. 409.
Je suis voué à la stérilité, au fragment, à l’ébauche. Jusqu’à présent j’ai réussi à camoufler mes déficiences ; en sera-t-il de même à l’avenir ? J’en doute. Tu ne saurais imaginer à quel point tout me paraît impossible et irréalisable. À vrai dire, le peu de confiance que j’avais en moi, je suis en train de le perdre, si je ne l’ai déjà perdu. Tout me pèse, tout me fatigue. Écrire me semble une activité inconcevable, une infraction flagrante et insensée à la certitude que j’ai de l’inanité universelle. J’ai sapé toutes mes illusions, je m’en suis moqué, et maintenant me voilà dans l’obligation de vivre mes sarcasmes, d’en tirer les conséquences pratiques — victime d’une vision dérisoire. Je suis en pleine sagesse, puisque je ne vis plus en contradiction avec mes idées. Que je regrette ce temps où une phrase bien balancée me consolait de n’importe quel échec ! Mais à quoi bon me lamenter encore ? Il faudrait pouvoir prier.
Emil Cioran, « À Mircea Eliade (Paris, 23 avril 1963) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Ne pas naître est sans contredit la meilleure formule qui soit. Elle n’est malheureusement à la portée de personne.
Emil Cioran, « De l'inconvénient d'être né », Œuvres, Gallimard, p. 898.
Chaque fois que cela ne va pas et que j’ai pitié de mon cerveau, je suis emporté par une irrésistible envie de proclamer. C’est alors que je devine de quels piètres abîmes surgissent réformateurs, prophètes et sauveurs.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 16.
Je vis des instants de conscience démiurgique et de messianisme infini, qui m’enivrent, qui m’offrent un élan extatique et qui composent une compensation féconde à mes fréquentes dépressions. Je me vis parfois comme un mythe. Dans ces moments-là, tout ce qui a été avant moi et tout ce qui viendra après moi me semble sans intérêt et inutile. Je vis le drame de ma propre unicité dans des proportions métaphysiques.
Emil Cioran, « À Ecaterina Săndulescu (Berlin, 29 janvier 1934) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Quand je ne perds pas mon temps en conversations, je le perds en lisant : je lis, je lis, inutilement, pour ne pas penser, pour ne pas voir à quel point je suis enfoncé dans le non-sens. Cependant que les jours s’écoulent et que je ne fous rien, on me presse de tous côtés d’écrire, de publier, et je ne peux ni ne veux me manifester. L’autre jour, on me demande un article pour une revue. Je réponds : plus tard. — On me dit de donner un titre pour qu’on puisse annoncer ma collaboration. — Je ne trouve aucun sujet sur lequel je puisse écrire, fut ma réponse. — Mais, en attendant, je vais quand même sécréter un texte sur la rage.
Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 30 novembre 1963) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Je suis un ambitieux, bien que je n’aie jamais semblé l’être ; je suis quelqu’un qui voudrait tout dominer, même si, au cas où une telle chose arriverait, mon mépris pour la vanité de tout acte me conduirait à renoncer à toute domination.
Emil Cioran, « À Bucur Ţincu (Bucarest, 1931 [?]) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Ne va pas te mettre au service de Dieu, ce n’est pas rentable. Tu seras plus malheureux qu’avant. Avec le principe ultime, il faut être dilettante. Une fois enfermé en lui, tu n’auras plus la liberté d’aller ailleurs, plus loin.
Emil Cioran, « À Aurel Cioran (Berlin, 14 avril 1935) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Tout enfantement est suspect ; les anges, par bonheur, y sont impropres, la propagation de la vie étant réservée aux déchus. La lèpre est impatiente et avide, elle aime à se répandre. Il importe de décourager la génération, la crainte de voir l’humanité s’éteindre n’ayant aucun fondement : quoi qu’il arrive, il y aura partout assez de niais qui ne demanderont qu’à se perpétuer, et, si eux-mêmes finissaient par s’y dérober, on trouvera toujours, pour se dévouer, quelque couple hideux. […]
La chair s’étend de plus en plus comme une gangrène à la surface du globe. Elle ne sait s’imposer des limites, elle continue à sévir malgré ses déboires, elle prend ses défaites pour des conquêtes, elle n’a jamais rien appris. Elle appartient avant tout au règne du créateur, et c’est bien en elle qu’il a projeté ses instincts malfaisants. Normalement, elle devrait atterrer moins ceux qui la contemplent que ceux-là mêmes qui la font durer et en assurent la progression. Il n’en est rien, car ils ne savent pas de quelle aberration ils sont complices. Les femmes enceintes seront un jour lapidées, l’instinct maternel proscrit, la stérilité acclamée. C’est à bon droit que dans les sectes où la fécondité était tenue en suspicion, chez les Bogomiles et les Cathares, on condamnait le mariage, institution abominable que toutes les sociétés protègent depuis toujours, au grand désespoir de ceux qui ne cèdent pas au vertige commun. Procréer, c’est aimer le fléau, c’est vouloir l’entretenir et augmenter. […]
On ne peut consentir qu’un dieu, ni même un homme, procède d’une gymnastique couronnée d’un grognement. Il est étrange qu’au bout d’une si longue période de temps, l’« évolution » n’ait pas réussi à mettre au point une autre formule. Pourquoi se serait-elle fatiguée d’ailleurs, quand celle qui a cours fonctionne à plein et convient à tout le monde ?Entendons-nous : la vie en elle-même n’est pas en cause, elle est mystérieuse et harassante à souhait ; ce qui ne l’est pas, c’est l’exercice en question, d’une inadmissible facilité, vu ses conséquences. Lorsqu’on sait ce que le destin dispense à chacun, on demeure interdit devant la disproportion entre un moment d’oubli et la somme prodigieuse de disgrâces qui en résulte. Plus on retourne ce sujet, plus on trouve que les seuls à y avoir entendu quelque chose sont ceux qui ont opté pour l’orgie ou pour l’ascèse, les débauchés ou les châtrés.
Emil Cioran, « Le mauvais démiurge », Œuvres, Gallimard, pp. 627-628.
À un certain degré de détachement ou de clairvoyance, l’histoire n’a plus cours, l’homme même cesse de compter : rompre avec les apparences, c’est vaincre l’action et les illusions qui en découlent. Quand on s’appesantit sur la misère essentielle des êtres, on ne s’arrête pas à celle qui résulte des inégalités sociales, ni on ne s’efforce d’y remédier.
Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 34.
Je sens que je suis libre mais je sais que je ne le suis pas.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 110.
Combien ont-ils fourni un effort équivalent au vôtre ? Vous devriez mener quelque temps une existence végétative, et vivre en parasite de votre passé. Quel dommage que je ne puisse vous communiquer un rien de ma paresse ! Vous avez tout simplement une vitalité de forçat. Aussi absurde que cela puisse vous paraître, je suis plus sage que vous, si sagesse signifie abstention : je n’y ai aucun mérite, puisque je suis né dans la stérilité.
Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 28 décembre 1964) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Je commence à trouver suspects bon nombre de nos jeunes.
Emil Cioran, « Les limites de la mobilité intérieure », Solitude et destin, Gallimard, p. 241.
Je sais comment faire l’escroc intellectuel, comment épater avec des livres qu’on n’a pas lus ou comment impressionner par des paradoxes, mais je n’ai rien utilisé de tout cela. Sur le plan psychologique, je suis un introverti ; les gens ne peuvent pas me faire plaisir. Il y a à Bucarest quelques personnes qui tiennent à moi ; je te prie de me croire : leur sympathie ne me fait pas du tout plaisir.
Emil Cioran, « À Bucur Ţincu (Sibiu, 23 septembre 1932) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Le Français est capricieux ou fanatique, il juge par lubie ou par système ; cependant le système même prend chez lui les apparences d’une lubie.
Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 920.