Après les circonstances que je viens de rappeler, ce qui a sans nul doute marqué ma vie entière, ce fut l’habitude de boire, acquise vite. Les vins, les alcools et les bières ; les moments où certains d’entre eux s’imposaient et les moments où ils revenaient, ont tracé le cours principal et les méandres des journées, des semaines, des années. Deux ou trois autres passions, que je dirai, ont tenu à peu près continuellement une grande place dans ma vie. Mais celle-là a été la plus constante et la plus présente. Dans le petit nombre des choses qui m’ont plu, et que j’ai su bien faire, ce qu’assurément j’ai su faire le mieux, c’est boire. Quoiqu’ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent ; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent.
Guy Debord, Panégyrique, Gallimard, p. 41.
« Ne doit-on pas prendre garde à limiter un peu, en quantité, le recours au ton de l’ironie ? » Vous maniez volontiers l’ironie parce que vous l’employez avec talent, et avec plaisir. Et parce qu’il y a vraiment de quoi, certes ! Mais voici les arguments contre, non au sens absolu, bien sûr : 1) L’ironie tout au long d’un texte tend généralement à des phrases plus longues, comportant plus de relatives, et d’allusions. Toutes choses égales d’ailleurs, elle demande plus de culture chez le lecteur. 2) Elle fait un effet plus puissant par saccades qu’à jet continu (on doit faire du reste la même remarque pour les injures directes, qui sont le contraire de l’ironie). 3) Notre époque, par bêtise et inculture, et même plus profondément par sa manière mécanique de ne plus concevoir qu’une adhésion positive à tout ce qui est là, ne comprend guère l’ironie ; et, tendanciellement, est en train d’en perdre la dimension, le concept. 4) L’ironie est un peu dépassée, objectivement, par la grossièreté unilatérale de la marche du monde vers sa perte. 5) Enfin, et ici nous retrouvons la significative question des « aigris », votre ironie, vu les nuisances dont vous parlez, sera forcément amère, doit l’être, et en ce sens risque de ne pas désespérer l’ennemi comme c’eût été le cas voilà cent ans, ou même vingt. L’ennemi n’a plus aucun terrain commun avec vous, même sur le plan de la logique formelle. Il se dira : pendant que les mécontents ironisent aigrement, nous polluons chaque jour davantage le monde, nous le modernisons foutrement, et nous en tirons jusqu’à 25.000 N.F. par mois, sans compter un colloque semestriel à Tokyo et à Los Angeles.
Guy Debord, « Lundi 16 septembre 1985 », Abat-faim, lettre à l'Encyclopédie des nuisances.
Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.
Guy Debord, « La séparation achevée », La société du spectacle, Gallimard, p. 15.
J’ai d’abord aimé, comme tout le monde, l’effet de la légère ivresse, puis très bientôt j’ai aimé ce qui est au-delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps. Quoique n’en laissant paraître peut-être, durant les premières décennies, que des signes légers une à deux fois par semaine, c’est un fait que j’ai été continuellement ivre tout au long de périodes de plusieurs mois ; et encore, le reste du temps, avais-je beaucoup bu.
Guy Debord, Panégyrique, Gallimard, p. 43.