La maison ? Lumière avare, vacillante. Couleurs mortes. Ombres vertes. Sur toute surface, toujours une mouche en auscultation. Troupeaux de chaises de multiples espèces, du formica au Renaissance. Abondance d’objets, rares ou banals, sur grande variété de meubles. Leurs corps aveugles embarrassent les déplacements. Livres, vieux journaux enrobés de poussière, paquets de photographies, boîtes et pots, médicaments. Murs intranquilles, portant le poids d’images si enfoncées dans leurs cadres proliférants qu’on a l’impression de ne jamais parvenir à les atteindre.
Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 48.
Une identique lumière de néon éclaire les couloirs de l’ISFP. Généreusement arrosé par les subventions ministérielles et régionales, l’ISFP, plus riche que toutes les universités et les lycées réunis de l’académie, avait eu les moyens de se payer de la décoration de standing. Des peintures calculées pour la sérénité du formateur. De la moquette pensée. Celle-ci, bleu violacé, s’accorde superbement avec les murs vert d’eau agrémentés de plinthes jambon de Parme. Cela sent le confort, la joie et la clarté, avec un je ne sais quoi d’audacieux. Hélas, dix ans après, tout cet enthousiasme chromatique enduit en couches généreuses a connu le destin fatal réservé à l’allégresse officielle des surfaces. La mauvaise qualité des jointures de fenêtres t’a compissé tout ça de traînées noires ressemblant aux larmes délayant la crasse sur la face d’une pocharde qui se remémore son enfance. D’innombrables affichettes administratives, extraits de publications officielles, annonces de conférences, dazibaos syndicaux et mutualistes ont tartiné d’ennui le ci-devant vert primesautier. Quant à la moquette, il ne reste de ses fraîches étendues qu’une steppe saccagée par les croquenots pédagogiques et les milliers de cigarettes grillées par des formatrices blêmes et cancéreuses.
De ces colloques spectraux, par-delà le triomphe des non-fumeurs sur les fumeurs, par-delà l’agonie solitaire, dans quelque service d’oncologie à la décoration allègre identiquement dévastée, des didacticiennes abandonnées à la souffrance et au souvenir obsédant des centaines de circulaires ministérielles ingurgitées, persiste cette odeur de cigarettes imprégnant toutes les surfaces, et une fumée, un fantôme de brouillard troublant les couloirs interminables, épaississant la lumière des néons, peut-être le vestige de tant de dossiers remués, de tant de papiers agités, la grande ombre pulvérulente de toutes les vieilles existences bureaucratiques qui se refusent à disparaître.
Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 351-352.
La fournaise exalte les odeurs. Jasmin et excréments confondus. Le suave ne paraît jamais loin, dans ces confins, du funèbre, comme si les sensations se rangeaient selon un ordre différent de celui que nous connaissons. D’autres parfums encore, inconnus et violents, toute une invisible forêt de sauces, d’épices et de fleurs mijotant dans le ciel blanc, parmi les palmes et les feuilles sans nombre. Ici l’olfactif concurrence le visuel. Tout ce que diffuse la profusion des plantes, des corps humains, des corps animaux, tout ce qui monte des petites marmites dans lesquelles des femmes usées font cuire des ragoûts d’arlequin dont une cuillerée vous incendie jusqu’à l’os.
Pierre Jourde, Le Tibet sans peine, Gallimard, p. 37.
L’amour est une invention des histoires d’amour. Un personnage des contes, comme les sorcières et les dragons. Tout ça est infantile. L’idée de s’aimer à travers un autre me répugne. J’évite.
Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 230.
En fait, j’en prends conscience en ce moment même, nous sommes partis au Tibet à peu près dans l’équipement et l’état d’esprit de deux pochards sortant du bar le soir et s’aventurant dans une rue froide. Je rajuste autour de mon cou mon foulard rouge en synthétique, trente centimètres sur vingt, assez peu épais pour être transparent. Il ferait assez bel effet un jour de manif printanière à la Bastille. Notre niveau d’impréparation a quelque chose de forcené.
Pierre Jourde, Le Tibet sans peine, Gallimard, pp. 20-21.
Chaque maison, enfant, était un mystère. Les façades contenaient une substance épaisse, dense. Le mystère était celui de cette présence, de cette heure incompréhensible qui te trouvait dans ce lieu, dans cette lumière. Énigme insoluble et mélancolique. Tout ce que tu voyais autour de toi, dans ces banales rues commerçantes, se composait d’un mélange de joie et de tristesse, d’une attente inquiète et palpitante. Tu te laissais emmener par ta mère. Tu ne savais pas, ou tu ne comprenais pas bien ce qu’il s’agissait de faire. Aussi les choses ne s’articulaient-elles pas en fonction de celles qui leur succèderaient, elles ne s’estompaient pas dans les projets. Rien à faire ni à prévoir. Tu t’abandonnais à elles, elles étaient là, se détachant sur le fond d’obscurité qui était le monde, irradiant d’une indistincte imminence. Ils semblaient tous te faire signe, ces arbres, ces boutiques, ces fenêtres, ces coins de ciel blanc entre les toits, capricieusement découpés par les antennes de télévision. Que voulaient-ils dire ? Ils annonçaient quelque chose. Plus encore : ils n’étaient que cela, jusque dans leur cœur, une annonce indéchiffrable.
À présent, te revoici parmi eux. C’était ton retour qu’ils annonçaient. Rien n’est advenu. Les façades sont vides, l’espace est creux, plus d’épaisseur et plus de mystère. Chaque rue traversée donne sur un avenir qui n’a pas eu lieu. Tu crois comprendre le malentendu.
Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 311-312.
Aller un peu mieux, un peu moins bien, ce ne sont que les modulations d’une universelle condition, qui consiste à être, et dont on ne sait pas quoi dire d’autre. Je suis, voilà ce que tu entendais ta mère déclarer au téléphone, je suis, avec incertitude, hésitation, parce qu’on n’en est jamais tout à fait certain. Que répondre à cela ? Et puis, tu ne le sais pas encore tout à fait, mais cela viendra, on le sait en toi, et pour toi, il n’y a rien à dire de ce qui est.
Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 303.
Des lecteurs de bonne foi lisent ces textes et se convainquent que la « vraie littérature » est celle-là. Or une chose écrite n’est pas bonne à lire par le seul fait qu’elle est écrite, comme tendraient à le faire croire les actuels réflexes protecteurs du livre. Tout texte modifie le monde. Cela diffuse des mots, des représentations. Cela, si peu que ce soit, nous change. Des textes factices, des phrases sans probité, des romans stupides ne restent pas enfermés dans leur cadre de papier. Ils infectent la réalité. Cela appelle un antidote verbal.
Pierre Jourde, La littérature sans estomac, L’Esprit des Péninsules, pp. 25-26.
Tu te disais : ces choses banales et qui sont à n’importe qui, elles vont devenir moi. Ils verront, tous, ceux qui l’ignorent, à quel point je suis malin. Je passe pour intelligent, oui, mais toute intelligence est hypothétique. On ne sait pas où elle est, on ne l’a jamais sous les yeux. Avec le livre, elle deviendra visible, indubitable. Ce sera l’intelligence absolue, celle qu’on peut toucher, celle pour laquelle on fait un chèque au libraire. Le problème, bien sûr, c’est qu’à vouloir paraître malin, on l’est moins. Or toute la ruse est là : je ne serai pas mon livre. Il se sera produit malgré moi, je me serai montré intelligent sans le faire exprès. L’auteur d’un livre est innocent de son propre génie. Voilà ce à quoi il faut parvenir : être justifié par le livre, et en même temps rester au-dessus de ça. Aussi tu t’évertuais devant ton écran à être et à n’être pas ton livre, à l’écrire sans l’écrire. Avec cette technique, il n’avançait pas beaucoup.
Tu en avais pourtant besoin. Ces longues stations à ton clavier t’évitaient de devoir admettre que tu n’étais que toi. Tu n’imaginais pas qu’on puisse ne pas vivre un pied dans l’éternité, dans ce monde comme si on n’était pas déjà, en partie, hors du monde. Aussi demeurais-tu incapable de comprendre les réactions et les motivations de tous ceux qui ne pouvaient pas, au prix de ces heures à frapper sur des touches, se racheter de leur vie.
Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 244-245.
Elles conservèrent de Léon une image compliquée et noirâtre dans une stalle peu fréquentée de leur mémoire, comme une petite idole exotique au temple à demi écroulé.
Pierre Jourde, Pays perdu, L’Esprit des Péninsules, p. 75.
Tu n’avais pas encore admis que la littérature n’est pas possible. Ce que tu barbouillais n’avait rien de réel, tout simplement. Ça ne correspondait à rien, ça n’entrait pas dans le monde. À chaque fois que tu te mettais à écrire, tu sentais douloureusement à quel point toi, assis devant ton écran d’ordinateur, alignant des mots, tu n’accrochais plus à rien. Ça tournait à vide.
Que faire avec ce vide de ton esprit ? Il n’y avait rien, il n’y a toujours rien en toi, un peu de froid, des passages nuageux, des pluies fines. Eh oui, il n’y a rien à dire, il n’y a jamais rien à dire. Le monde est là, tout autour, neutre. On mange et l’on s’habille. On est toujours avec soi-même. On fait les courses à la supérette. On dort. Tout est normal. Que faire avec tout ça, en fait de littérature ? La littérature n’a aucune place dans ce monde. Comment ne pas mentir ? Comment écrire sur un écran des mots qui ignorent la banalité de cette pièce, le poids des viandes dans le ventre, la grande indifférence en soi qui digère tout ? Il faudrait dire ce froid et cette indifférence. Mais avec quels mots ? Prendre les choses, les choses bêtes, les choses plates, et les rendre transparentes comme l’esprit.
Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 244.