lexicographe : David Farreny
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vanishing

Cette petite ville sera parfaite

Il se sent sur le point de s’effacer

La tristesse le gomme

comme une élève soigneuse

Ce n’est pas désagréable

Il faut juste passer par les gorges serrées

de la mélancolie

Cette petite ville sera parfaite

Il repense au titre

de ce film de soixante-treize

Vanishing Point

C’est ça l’idée exacte

intraduisible évidemment

Cette petite ville sera parfaite

pour ça

Il verra bien

L’averse

sur le toit de l’Hôtel de France

ne s’arrête plus depuis des jours

La ville s’évanouit

Faire comme elle oui faire comme elle

Vanishing Point

Vanishing Point

et échapper

enfin

à ce tueur qui le suit depuis l’enfance.

Jérôme Leroy, « Petite ville sous la pluie », Nager vers la Norvège, La Table ronde, pp. 128-129.

David Farreny, 17 déc. 2024
renforts

Il pleut sur Lucques

l’année qui commence ne lui dit rien

On fait les bagages

Il pleut sur Lucques

On ne voit plus les arbres au sommet

de la tour Guinigi

La via del Fosso est un couloir de brume

Les statues du palais Pfanner

ont mauvaise mine

On fait les bagages

Les Filles du feu une biographie de Sternberg

des poèmes de Frénaud

un roman de Daniel Fano

Il pleut sur Lucques

l’année qui commence ne lui dit rien

On fait les bagages

et il se demande quand

vont enfin se décider

à arriver les renforts.

Jérôme Leroy, « Quitter Lucques », Nager vers la Norvège, La Table ronde, p. 127.

David Farreny, 17 déc. 2024
aller

Il existe sans doute

un endroit où aller

— une chambre au-dessus d’une station-service

à la sortie de Lisbonne

une baraque de pêcheur sur un îlot baltique

qui n’intéresse personne

un motel sur le bord de la route qui va

de Phoenix à Tucson

un jardin de sous-préfecture au bout

d’une petite rue piétonne —

un endroit où aller

au milieu de nulle part

et qu’il faudra pourtant trouver

avant qu’il ne soit trop tard.

Jérôme Leroy, « Un endroit où aller », Nager vers la Norvège, La Table ronde, p. 113.

David Farreny, 17 déc. 2024
passer

Dans ces coins-là

on peut se passer des autres je t’assure

lui dit-elle yeux battus dans ce train régional

Je n’ai plus envie de parler à aucun d’eux

On pourrait si tu m’aimes descendre à la prochaine

gare On ne connaîtra absolument personne

On demandera dans un bistrot si quelqu’un loue

des chambres ou une maison Cela ne doit pas être

trop cher dans ces coins-là qui sont jolis pourtant

Quelques jours quelques semaines ou quelques mois

loin des autres

On lirait sur un banc bien exposé du square

il y a chaque fois un square dans ces coins-là

près du château ou bien derrière la mairie

avec une statue de gloire locale et le bruit

très lointain le soir du dernier train régional.

Jérôme Leroy, « Loin des autres », Nager vers la Norvège, La Table ronde, p. 17.

David Farreny, 17 déc. 2024
unique

C’était la ferme au beau pressoir

aux cœurs les mieux placés

il en partait des voix chantantes

des lézards y venaient

toute une heure

qui durait comme un siècle d’homme.

Le bruit que fait

la chute d’une pomme

l’enfant l’entendait

en buvant le lait d’une femme

grave et marquée

sur sa peau hâlée

de grains et de lignes

d’une disposition unique

dans l’ordre des créatures.

Jean Follain, « Sous les cieux », Exister, Gallimard, p. 168.

David Farreny, 17 déc. 2024
saufs

Sains et saufs les poissons

oubliés

sont dans l’étang morne

couverts de nuances

les chiens regardent

en témoins de l’homme ;

les frissons du chêne creux

le cri d’un oiseau lointain

sont perçus du cavalier qui rentre

d’une guerre de trente ans.

Jean Follain, « Hors durée », Exister, Gallimard, p. 147.

David Farreny, 17 déc. 2024
rouge

Le Tintoret peignit sa fille morte

il passait des voitures au loin

le peintre est mort à son tour

de longs rails aujourd’hui

corsettent la terre

et la cisèlent

la Renaissance résiste

dans le clair-obscur des musées

les voix muent

souvent même le silence

est comme épuisé

mais la pomme rouge demeure.

Jean Follain, « La pomme rouge », Exister, Gallimard, p. 143.

David Farreny, 17 déc. 2024
dénouement

Un enfant qu’on soulève un peu

un vin foncé

des feuilles tressées en couronnes

un corps vibrant

jusqu’au plus doux aveuglement

n’imposent parfois

aucun désir de dénouement

mais forment dans les yeux

d’éphémères images

qu’on se remémore

au crépuscule

à bruyères noires.

Jean Follain, « Les images », Exister, Gallimard, p. 94.

David Farreny, 17 déc. 2024
percales

Merceries, ô néant des percales à chimères

des bobines de fil

dont dénudées

l’enfant fera pour son chariot des roues

des tresses et des galons

qui sur la robe de la morte

serviront

de chemins tortueux aux fourmis

aveugles à la beauté charnelle

sous le soleil de midi.

Jean Follain, « Merceries », Exister, Gallimard, p. 74.

David Farreny, 17 déc. 2024
après

Dans ses bras on eût connu

le goût d’être et de durer

elle brodait seule

les abeilles au manteau du Sacre

malgré les épingles piquées

à son noir corsage ajusté

elle demeurait

au cœur d’une beauté formelle

plus intense

les yeux fermés

après qu’on l’avait regardée.

Jean Follain, « La brodeuse d'abeilles », Exister, Gallimard, p. 66.

David Farreny, 17 déc. 2024
matière

Pain trempé dans le vin

aimé du taciturne

et qu’apporte

la créature

à délicats tendons

à courbes de lumière

vivante en cet espace

aux roues abandonnées

aux outils délabrés

où la matière

s’épuise et rêve.

Jean Follain, « La créature », Exister, Gallimard, p. 56.

David Farreny, 17 déc. 2024
métaphysique

Quand ils l’aperçoivent

au fond des chaumières

ses mains soutenant

le bol à fleurs bleues

devant ses seins tendres

ils sentent l’ardeur

puis tout s’évapore

du décor fragile

pour laisser flotter

la seule odeur nue

de métaphysique.

Jean Follain, « Métaphysique », Exister, Gallimard, p. 28.

David Farreny, 17 déc. 2024
vie

Vivre une vie cultivée et sans passion, au souffle capricieux des idées, en lisant, en rêvant, en songeant à écrire, une vie suffisamment lente pour être toujours au bord de l’ennui, suffisamment méditée pour n’y tomber jamais. Vivre cette vie loin des émotions et des pensées, avec seulement l’idée des émotions, et l’émotion des idées.

Fernando Pessoa, « La vie rêvée », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 179.

David Farreny, 16 déc. 2024
vague

Lorsqu’on vit constamment dans l’abstrait — que ce soit celui de la pensée, ou celui de la sensation pensée — il arrive bientôt que, contre son sentiment ou sa volonté mêmes, on voie se transformer en fantômes jusqu’aux choses de la vie réelle qui, selon notre nature, devraient nous être les plus sensibles.

Quelque amitié que je porte à quelqu’un, et si véritable que soit cette amitié, apprendre que cet ami est malade ou qu’il est mort ne me cause rien d’autre qu’une impression vague, indistincte, comme effacée, qui me fait honte. Seule la vision directe de l’événement, son paysage, pourrait provoquer en moi une émotion. À force de vivre par l’imagination, on use sa capacité à imaginer, et surtout à imaginer la réalité. À vivre mentalement de ce qui n’est pas, ni ne peut être, on finit par ne plus pouvoir même rêver ce qui peut être.

On m’a dit aujourd’hui que venait d’entrer à l’hôpital, pour y subir une opération, l’un de mes vieux amis, que je n’ai pas revu depuis longtemps mais auquel je pense toujours, en toute sincérité, avec ce que je suppose être une affection émue. La seule impression que j’aie reçue de cette nouvelle, la seule claire et positive, ce fut celle de la corvée qui m’attendait obligatoirement : lui rendre visite, ou l’alternative ironique, si je n’avais pas le courage d’aller le voir, du remords que j’en éprouverais.

Rien d’autre… À force de vivre avec des ombres, je me suis changé moi-même en ombre — dans ce que je pense, ce que je sens, ce que je suis. Le regret lancinant de l’être normal que je n’ai jamais été pénètre alors jusqu’à la substance de mon être. Mais c’est, là encore, cela et seulement cela que j’éprouve. Je n’éprouve pas réellement de peine pour cet ami que l’on va opérer. Je n’éprouve pas vraiment de peine pour tous les gens que l’on va opérer, tous ceux qui souffrent et qui peinent en ce monde. J’éprouve seulement de la peine de ne pas être quelqu’un capable d’en ressentir.

Et, d’un instant à l’autre, me voilà irrésistiblement en train de penser à tout autre chose, sous je ne sais quelle impulsion. Et, comme si je délirais, voici que se mêle à ce que je n’ai pas réussi à éprouver, pas réussi à être — un bruissement d’arbres, un murmure d’eaux ruisselant vers des bassins, un parc n’existant nulle part… Je m’efforce de ressentir, mais je ne sais plus comment on ressent. Je suis devenu une ombre de moi-même, une ombre à qui j’aurais livré mon être. À l’encontre du Peter Schlemihl du conte allemand, je n’ai pas vendu mon ombre au diable, mais ma propre substance. Je souffre de ne pas souffrir, de ne pas savoir souffrir. Est-ce que je vis, ou fais semblant de vivre ? Suis-je endormi, ou tout éveillé ? Une brise vague, fraîcheur sortant de la chaleur du jour, me fait tout oublier. Je sens, agréablement, mes paupières lourdes… Je sens que ce même soleil dore des prairies, où je ne suis pas, ni ne veux être… De tous les bruits de la ville, il sort un grand silence… Que c’est doux ! Mais combien plus doux, peut-être, si je pouvais sentir !…

Fernando Pessoa, « La vie rêvée », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, pp. 154-156.

David Farreny, 16 déc. 2024
personne

De même que nous avons tous, que nous le sachions ou non, une métaphysique, de même, que nous le voulions ou non, nous avons tous une morale. J’ai une morale fort simple — ne faire à personne ni bien ni mal. Ne faire de mal à personne, parce que non seulement je reconnais aux autres, tout comme à moi-même, le droit de n’être gêné par personne, mais aussi parce que je trouve qu’en fait de mal nécessaire dans le monde, les maux naturels suffisent largement. Nous vivons tous, ici-bas, à bord d’un navire parti d’un port que nous ne connaissons pas, et voguant vers un autre port que nous ignorons ; nous devons avoir les uns envers les autres l’amabilité de passagers embarqués pour un même voyage. Et ne pas faire de bien, parce que je ne sais ni ce qu’est le bien, ni si je fais réellement le bien lorsque je crois le faire. Sais-je quels malheurs je peux entraîner en faisant l’aumône ? Sais-je quels maux je peux causer si j’éduque ou instruis ? Dans le doute, je m’abstiens. Et il me semble même qu’aider ou conseiller c’est encore, d’une certaine manière, commettre la faute d’intervenir dans la vie d’autrui. La bonté est un caprice de notre tempérament : nous n’avons pas le droit de rendre les autres victimes de nos caprices, même s’il s’agit de caprices par humanité ou par tendresse. Les bienfaits sont quelque chose qui nous est infligé : c’est pourquoi, froidement, je les exècre.

Si je ne fais pas de bien, par souci moral, je n’exige pas non plus qu’on m’en fasse. Si je tombe malade, ce qui me pèse le plus c’est que j’oblige quelqu’un à me soigner, chose que je répugnerais moi-même à faire pour un autre. Je ne suis jamais allé voir un ami malade. Et chaque fois qu’étant malade, on est venu me rendre visite, j’ai subi chaque visite comme une gêne, une insulte, une violation injustifiable de mon intimité profonde. Je n’aime pas qu’on me fasse des cadeaux ; on semble ainsi m’obliger à en faire à mon tour — aux mêmes gens ou à d’autres, peu importe.

Je suis hautement sociable, de façon hautement négative. Je suis l’être le plus inoffensif qui soit. Mais je ne suis pas davantage ; je ne veux pas, je ne peux pas être davantage. J’ai à l’égard de tout ce qui existe une affection visuelle, une tendresse de l’intelligence — rien dans le cœur. Je n’ai foi en rien, espoir en rien, charité pour rien. J’exècre, effaré et nauséeux, les sincères de toutes les sincérités et les mystiques de tous les mysticismes, ou plutôt, et pour mieux dire, la sincérité de tous les sincères et le mysticisme de tous les mystiques. Cette nausée devient presque physique lorsque ces mysticismes sont actifs, qu’ils prétendent convaincre l’esprit des autres, ou commander à leur volonté, trouver la vérité ou réformer le monde.

Je m’estime heureux de n’avoir plus de famille. Ainsi ne suis-je pas contraint (ce qui me pèserait inévitablement) d’aimer qui que ce soit. Je n’ai de regrets que littérairement. Je me rappelle mon enfance les larmes aux yeux, mais ce sont des larmes rythmiques, où déjà perce la prose. Je me la rappelle comme une chose extérieure, et à travers des choses extérieures ; je ne me souviens que de choses extérieures. Ce n’est pas le calme des soirées provinciales qui m’attendrit, au souvenir de l’enfance que j’y ai vécue — c’est la place de la table à thé, c’est la disposition des meubles tout autour de la pièce —, ce sont le visage et les gestes des personnes qui m’entourent. C’est de tableaux que j’ai la nostalgie. C’est pourquoi ma propre enfance m’attendrit tout autant que celle de n’importe qui d’autre : elles sont toutes deux — dans un passé dont je ne sais ce qu’il est — des phénomènes purement visuels, que je perçois avec une attention toute littéraire. Je suis ému, sans doute, mais non pas par le souvenir : par la vision.

Je n’ai jamais aimé personne. Ce que j’ai le plus aimé, ce sont mes sensations — états de visualité consciente, impressions d’une ouïe en alerte, parfums qui sont un moyen, pour l’humilité du monde extérieur, de s’adresser à moi, de me parler du passé (si aisé à se rappeler par les odeurs), c’est-à-dire de me donner plus de réalité, plus d’émotion, que le simple pain en train de cuire, tout au fond de la vieille boulangerie, comme par ce lointain après-midi où je revenais de l’enterrement d’un oncle qui m’avait beaucoup aimé, et où j’éprouvais la douceur d’un vague soulagement, je ne sais trop de quoi.

Telle est ma morale, ou ma métaphysique, autrement dit, tel je suis : le Passant intégral, de tout et de son âme elle-même ; je n’appartiens à rien, ne désire rien, ne suis rien — centre abstrait de sensations impersonnelles, miroir sensible tombé au hasard et tourné vers la diversité du monde. Après tout cela, je ne sais si je suis heureux ou malheureux ; et cela ne m’importe guère.

Fernando Pessoa, « La monade intime », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, pp. 122-125.

David Farreny, 16 déc. 2024

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