Le pigeon, pourtant.
Le pigeon couard, fourbe, sale, fade, sot, veule, vide, vil, vain.
Jamais émouvant, profondément inaffectif, le pigeon minable et sa voix stupide. Son vol de crécelle. Son regard sourd. Son picotage absurde. Son occiput décérébré qu’agite un navrant va-et-vient. Sa honteuse indécision, sa sexualité désolante. Sa vocation parasitique, son absence d’ambition, son inutilité crasse.
Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 142.
Un matin, écoutant la radio par hasard — il ne l’avait pas fait depuis, au bas mot, trois ans — Jed apprit la mort de Frédéric Beigbeder, âgé de soixante et onze ans. Il s’était éteint dans sa résidence de la côte basque, entouré, selon la station, de « l’affection des siens ». Jed le crut sans peine. Il y avait eu en effet chez Beigbeder, pour autant qu’il s’en souvienne, quelque chose qui pouvait susciter l’affection, et, déjà, l’existence de « siens » ; quelque chose qui n’existait pas chez Houellebecq, et chez lui pas davantage : comme une sorte de familiarité avec la vie.
Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, p. 411.
L’histoire de la tragédie de la demi-instruction n’est pas encore écrite. Il me semble que la biographie d’un instituteur de village peut de nos jours devenir un livre de chevet, comme autrefois Werther.
Ossip Mandelstam, « Achtarak », Voyage en Arménie, L’Âge d’Homme, p. 77.
La salamandre ne soupçonne rien de la moucheture noire et jaune de son dos. Il ne lui est pas venu à l’esprit que ces taches sont disposées en deux chaînettes ou se rejoignent en une seule sente compacte en fonction de l’humidité du sable, de la nuance vivante ou mortuaire du terrarium.
Ossip Mandelstam, Voyage en Arménie, L’Âge d’Homme.
L’aspect de Philadelphie est monotone. En général, ce qui manque aux cités protestantes des États-Unis, ce sont les grandes œuvres de l’architecture : la Réformation jeune d’âge, qui ne sacrifie point à l’imagination, a rarement élevé ces dômes, ces nefs aériennes, ces tours jumelles dont l’antique religion catholique a couronné l’Europe. Aucun monument, à Philadelphie, à New York, à Boston, ne pyramide au-dessus de la masse des murs et des toits : l’œil est attristé de ce niveau.
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 236.
Lorsqu’après avoir passé le Mohawk, j’entrai dans des bois qui n’avaient jamais été abattus, je fus pris d’une sorte d’ivresse d’indépendance : j’allais d’arbre en arbre, à gauche, à droite, me disant : « Ici plus de chemins, plus de villes, plus de monarchie, plus de république, plus de présidents, plus de rois, plus d’hommes. » Et, pour essayer si j’étais rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des actes de volonté qui faisaient enrager mon guide, lequel, dans son âme, me croyait fou.
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 246.
Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils étaient peut-être ces dragons ailés dont on retrouve les anatomies : diminués de taille à mesure que la matière diminuait d’énergie, ces hydres, griffons et autres, se trouvaient aujourd’hui à l’état d’insectes. Les géants antédiluviens sont les petits hommes d’aujourd’hui.
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 248.
Les Conventionnels se piquaient d’être les plus bénins des hommes : bons pères, bons fils, bons maris, ils menaient promener les petits enfants ; ils leur servaient de nourrices ; ils pleuraient de tendresse à leurs simples jeux ; ils prenaient doucement dans leurs bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le dada des charettes qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature, la paix, la pitié, la bienfaisance, la candeur, les vertus domestiques ; ces béats de philanthropie faisaient couper le cou à leurs voisins avec une extrême sensibilité, pour le plus grand bonheur de l’espèce humaine.
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 306.
Les vieillards d’autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d’aujourd’hui : si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d’eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l’étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais il a vu mourir les idées : principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu’il a connu. Il est d’une race différente de l’espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours.
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 235.
Quand les Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans l’intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch, laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête ; le danger passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J’ai été le chien hollandais du vaisseau de la légitimité.
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 245.
Il ne restait à Danton qu’à se montrer aussi impitoyable à sa propre mort qu’il l’avait été à celle de ses victimes, qu’à dresser son front plus haut que le coutelas suspendu : c’est ce qu’il fit. Du théâtre de la Terreur, où ses pieds se collaient dans le sang épaissi de la veille, après avoir promené un regard de mépris et de domination sur la foule, il dit au bourreau : « Tu montreras ma tête au peuple ; elle en vaut la peine. » Le chef de Danton demeura aux mains de l’exécuteur, tandis que l’ombre acéphale alla se mêler aux ombres décapitées de ses victimes : c’était encore de l’égalité.
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 315.
Les femmes de Namur m’aidèrent à monter dans le fourgon, me recommandèrent au conducteur et me forcèrent d’accepter une couverture de laine. Je m’aperçus qu’elles me traitaient avec une sorte de respect et de déférence : il y a dans la nature du Français quelque chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent. Les gens du prince de Ligne me déposèrent encore sur le chemin à l’entrée de Bruxelles et refusèrent mon dernier écu.
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 358.
Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois, phrase un peu ratissée par moi, quand je l’ai reproduite, mais vraie au fond. En quittant la France, il se rendit à Coblentz : mal reçu des Princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n’y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l’épée passait par-derrière : « De trois pouces », lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. « Alors ce n’est rien », répondit Montlosier : « monsieur, retirez votre botte. »
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 400.
Par quel miracle l’homme consent-il à faire ce qu’il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ?
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 472.
Reste la possibilité d’aller faire un tour dans le jardin qui est un espace à trois côtés, herbu, pentu, bombé comme un triangle de fille.
Jean Echenoz, Ravel, Minuit, p. 65.