Rarissimes sont les écrivains qui ont ouvert ce que, faute de mieux, j’appellerai les yeux intérieurs, et qui se sont intéressés à l’immense fourmillement d’eux-mêmes, qui ont observé les mouvements et groupements de ces figures, émotives et intellectuelles, somatiques et organiques que sont les images.
Léon Daudet, Le monde des images, Nouvelle librairie nationale, p. 60.
Tous, nous avons connu des personnes qui excellent à dramatiser l’existence, qui éprouvent le besoin irrésistible de se passionner pour ou contre celui-ci ou celui-là, celle-ci ou celle-là, et qui ignorent les calmes joies de l’indifférence, au besoin cordiale. La puberté, et plus avant dans la vie, les poussées de l’instinct sexuel, grand fabricateur de figures internes développent étrangement le pathétisme. Il en est de même de l’abstinence, quand elle n’a pas de dérivatif artistique, littéraire ou mystique. Le jeune homme, la jeune fille sont enclins à considérer l’existence sous l’angle du drame perpétuel ainsi que les vieilles filles et les solitaires. Julien Sorel, la Cousine Bette, Don Quichotte, madame Bovary, monsieur Joyeuse, du Nabab, voilà de bonnes observations de « pathétiques ». Amusants dans les livres, ces types en proie aux images exaltées sont, dans la vie courante, fatigants, soit qu’ils demandent à l’amitié les transes et les gambades de la passion, soit qu’ils exigent des autres une participation continuelle à leurs antipathies et à leurs rancunes. Rapprochements, brouilles, réconciliations, rebrouilles, lettres de douze pages, scènes de colère, d’attendrissement…, les pathétiques sentimentaux ou sexuels excellent à ces exercices éliminatoires, qui donnent vite une courbature à leurs relations. Ils sont la plaie de leur entourage, de leurs ménages, de leurs voisins. Ils rentrent dans la catégorie qu’Alphonse Daudet appelait justement « les commères tragiques » .
Léon Daudet, Le monde des images, Nouvelle librairie nationale, pp. 28-29.
« Ne doit-on pas prendre garde à limiter un peu, en quantité, le recours au ton de l’ironie ? » Vous maniez volontiers l’ironie parce que vous l’employez avec talent, et avec plaisir. Et parce qu’il y a vraiment de quoi, certes ! Mais voici les arguments contre, non au sens absolu, bien sûr : 1) L’ironie tout au long d’un texte tend généralement à des phrases plus longues, comportant plus de relatives, et d’allusions. Toutes choses égales d’ailleurs, elle demande plus de culture chez le lecteur. 2) Elle fait un effet plus puissant par saccades qu’à jet continu (on doit faire du reste la même remarque pour les injures directes, qui sont le contraire de l’ironie). 3) Notre époque, par bêtise et inculture, et même plus profondément par sa manière mécanique de ne plus concevoir qu’une adhésion positive à tout ce qui est là, ne comprend guère l’ironie ; et, tendanciellement, est en train d’en perdre la dimension, le concept. 4) L’ironie est un peu dépassée, objectivement, par la grossièreté unilatérale de la marche du monde vers sa perte. 5) Enfin, et ici nous retrouvons la significative question des « aigris », votre ironie, vu les nuisances dont vous parlez, sera forcément amère, doit l’être, et en ce sens risque de ne pas désespérer l’ennemi comme c’eût été le cas voilà cent ans, ou même vingt. L’ennemi n’a plus aucun terrain commun avec vous, même sur le plan de la logique formelle. Il se dira : pendant que les mécontents ironisent aigrement, nous polluons chaque jour davantage le monde, nous le modernisons foutrement, et nous en tirons jusqu’à 25.000 N.F. par mois, sans compter un colloque semestriel à Tokyo et à Los Angeles.
Guy Debord, « Lundi 16 septembre 1985 », Abat-faim, lettre à l'Encyclopédie des nuisances.
Tout cela me ramène à mon dada : l’extermination des jeunes. Quand est-ce qu’on fait la peau à ces canailles propre et sanglotantes, toutes mouillées de vertu ? Les jeunes. Qui, par dessus le marché, se prennent pour l’avenir ! Ils croient qu’avec ce passeport ils auront raison (l’avenir a toujours raison, le futur triomphe toujours, le nouveau gagne à tous les coups).
Philippe Muray, Ultima necat (VI), Les Belles Lettres, p. 23.
Et les jeunes. LES JEUNES. Nom de Dieu. Leur pâle crétinisme transperçant comme une pluie de février. Le gâtisme juvénile de ces poupées de cire. De ces croque‐morts en fleurs. Ah ! comme Mitterrand colle bien avec la jeunesse, l’effroyable jeunesse d’aujourd’hui qui se prend pour l’avenir, alors qu’elle n’a même pas de passé (il faudrait qu’elle ait des parents) et que le présent est mort !
Philippe Muray, Ultima necat (VI), Les Belles Lettres, p. 16.
Les soirs où l’on descend en soi
sans lanterne
et que l’amour à qui nous donnons la main
se met à crier
un visage indéchiffrable nous frôle
et nous demande comment mourir
sans que ce soit une bassesse.
Daniel Boulanger, Les dessous du ciel, Gallimard.
L’existence humaine ne devient une véritable souffrance, un enfer que lorsque deux époques, deux cultures, deux religions interfèrent l’une avec l’autre. Un homme de l’Antiquité ayant dû vivre au Moyen Âge aurait lamentablement péri, suffoqué. De la même manière, il est certain qu’un sauvage étoufferait au milieu de notre civilisation. Parfois, une génération entière se trouve prise entre deux époques, entre deux styles de vie ; à tel point qu’elle perd toute notion d’évidence, tout savoir-vivre, tout sentiment de sécurité et d’innocence. Il va de soi que chacun ne ressent pas ce phénomène avec la même intensité. Une personnalité telle que Nietzsche a dû subir le mal d’aujourd’hui avec plus d’une génération d’avance ; les souffrances qu’il fut contraint d’endurer dans la solitude et l’incompréhension affligent désormais des milliers d’hommes.
Hermann Hesse, Le loup des steppes.
Lorsque je passai devant un dancing, un jazz violent jaillit à ma rencontre, brûlant et brut comme le fumet de la viande crue. Je m’arrêtai un moment : cette sorte de musique, bien que je l’eusse en horreur, exerçait sur moi une fascination secrète. Le jazz m’horripilait, mais je le préférais cent fois à toute la musique académique moderne ; avec sa sauvagerie rude et joyeuse, il m’empoignait, moi aussi, au plus profond de mes instincts, il respirait une sensualité candide et franche.
J’aspirai l’air un long moment, je flairai la musique sanglante et bariolée, je humai, lubrique et exaspéré, l’atmosphère du dancing. La partie lyrique du morceau était sucrée, graisseuse, dégoulinante de sentimentalité ; l’autre était sauvage, extravagante, puissante, et toutes les deux, pourtant, s’unissaient naïvement et paisiblement et formaient un tout. C’était une musique de décadence, il devrait y en avoir eu de pareilles dans la Rome des derniers empereurs. Comparée à Bach, Mozart, à la musique enfin, elle n’était, bien entendu, qu’une saleté, mais tout notre art, toute notre pensée, toute notre civilisation artificielle, ne l’étaient-ils pas, dès qu’on les comparait à la culture véritable ? Et cette musique-là avait l’avantage d’une grande sincérité, d’une bonne humeur enfantine, d’un égoïsme non frelaté, digne d’appréciation. Elle avait quelque chose du Nègre et quelque chose de l’Américain qui nous paraît, à nous autres Européens, si frais dans sa force adolescente. L’Europe deviendrait-elle semblable ? Était-elle déjà sur cette voie ? Nous autres vieux érudits et admirateurs de l’Europe ancienne, de la véritable musique, de la vraie poésie d’autrefois, n’étions-nous pas après tout qu’une minorité stupide de neurasthéniques compliqués, qui, demain, seraient oubliés et raillés ? Ce que nous appelions “culture”, esprit, âme, ce que nous qualifions de beau et de sacré n’était-ce qu’un spectre mort depuis longtemps, et à la réalité duquel croyaient seulement quelques fous ? Ce que nous poursuivions, nous autres déments, n’avait peut- être jamais vécu, n’avait toujours été qu’un fantôme ?
Hermann Hesse, Le loup des steppes.
En tant qu’“activité” sentimentale, l’amour se distingue des sentiments inertes, comme la joie ou la tristesse. Ces derniers sont comme une couleur qui teinte notre âme. On est dans l’“état” de tristesse ou dans l’“état” de joie, d’une manière purement passive. La joie, par elle-même, ne contient aucune action, bien qu’elle puisse y conduire. Aimer quelque chose, en revanche, n’est pas simplement être dans un “état”, c’est agir vers l’objet aimé. Je ne pense pas aux mouvements physiques ou spirituels que l’amour entraîne ; l’amour est en soi, constitutivement, un acte transitif dans lequel nous nous évertuons vers ce que nous aimons. Immobiles, à cent lieues de l’objet, alors même que nous ne pensons pas à lui, si nous l’aimons, nous feront sourdre vers lui un flux indéfinissable, de caractère affirmatif et chaud. Nous observons cela clairement si nous comparons l’amour avec la haine. Haïr quelque chose ou quelqu’un n’est pas être dans un “état” passif, comme l’état de tristesse, c’est en quelque façon une action, un terrible action négative, détruisant idéalement l’objet haï. Cette observation qu’il y a une activité sentimentale spécifique, distincte de toutes les activités corporelles et de toutes les autres activités de l’esprit, comme l’activité intellectuelle, celle du désir et de la volition, me semble d’une importance décisive pour une psychologie fine de l’amour. Quand on parle de l’amour, on décrit presque toujours ses conséquences. Avec les pinces de l’analyse, on ne saisit presque jamais l’amour lui-même, dans ce qu’il a de particulier et de distinct de toutes les autres formes de la faune psychique.
José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, pp. 68-69.
Les amours comparés de Chateaubriand et de Stendhal constitueraient un sujet psychologiquement très fécond, qui apprendrait certaines choses à ceux qui parlent si légèrement de Don Juan. Voici deux hommes au pouvoir créateur gigantesque. On n’ira pas dire que ce sont deux petits messieurs effrontés — image ridicule à laquelle finit par se réduire Don Juan pour certains esprits très étroits et incultes. Cependant, ils ont tous deux consacré le meilleur de leur énergie à essayer de vivre toujours amoureux. Ils n’y sont pas parvenus, assurément. C’est apparemment une affaire difficile pour une grande âme de tomber follement amoureux. Mais le fait est qu’ils l’ont tenté chaque jour et qu’ils réussissaient presque toujours à se donner l’illusion qu’ils aimaient. Ils prenaient leurs amours beaucoup plus au sérieux que leur œuvre. Curieusement, il n’y a que ceux qui sont incapables de faire une grande œuvre pour croire le contraire : qu’il faut prendre au sérieux la science, l’art ou la politique et dédaigner les amours comme occupation frivole. Je ne juge pas : je me limite à faire remarquer que les grands créateurs humains ont été généralement des gens très peu sérieux, selon l’idée petite-bourgeoise de cette vertu.
José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, pp. 50-51.
La plus grande partie des hommes meurent sans jamais avoir joui d’une émotion artistique authentique.
José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, p. 53.
En vérité, rien ne nous définit mieux que notre régime d’attention.
José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, p. 73.
L’instinct sexuel assure, peut-être, la conservation de l’espèce, mais non son perfectionnement. En revanche, l’amour sexuel authentique, la passion pour un autre être, pour son âme et son corps dans une unité indissoluble, est, par elle-même, originairement, une force gigantesque chargée d’améliorer l’espèce. Mystérieux désir ! Alors que dans toutes les autres circonstances de la vie, rien ne nous répugne autant que de voir les frontières de notre existence individuelle franchies par un autre être, le plaisir de l’amour consiste à se sentir métaphysiquement poreux à une autre individualité, en sorte de ne trouver satisfaction que dans la fusion des deux individualités, dans une “individualité à deux”.
José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot.
Le piège était partout ; sous chaque invitation, dans la moindre promenade, le corps féminin offrait ses trébuchets ; les appas, des appâts ; au bas de le pente des cuisses, si douce à descendre, le cornet à glu.
Paul Morand, « Le Palais des Anciens », Venises, Gallimard, p. 38.