Certains de nos camarades constatent parfois que le bonhomme tente de s’éloigner. N’écoutant que son désordre, il se rapproche de la falaise tout en nous remerciant de l’avoir entraîné dans cette promenade. Nos compagnons qui se tiennent là où les arbres cessent de pousser dans la pente trop oblique voient Morlin s’asseoir, placer les coudes en arrière, se propulser d’un coup de bassin et aller d’un rocher contre l’autre, jusqu’à plus complète immobilité. Ils le relèvent encore, ils reboutonnent sa redingote. Mais nous savons qui il est, aucun d’entre nous ne s’autorise à porter la main sur lui plus de quelques minutes. La redingote présente de larges échancrures, ses lambeaux parallèles tombent sous les hanches de l’ami.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 58.
Priape. Son pantalon dépenaillé masque mal — l’usure valant pour un aveu — l’obstination rigoureuse de son membre. Faut-il songer à l’épouvantable sujétion qui régente la vie de cet homme, causée par l’impuissance de ces bures, robes, justaucorps, pantalons, portés au fil des siècles, à dissimuler la turgescence qui l’accable ? Dans les époques anciennes, ce signe distinctif était perçu avec davantage de tolérance. On désignait Priape au moyen de ce sobriquet : « Dru-dans-le-pantu », qui lui rendait sa condition supportable.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 178.
Il se trouve dans mon corps des cavités, une à l’épaule, une au-dessus de l’aine, qui bourgeonnent et se referment sans me causer de trouble ; je n’ai plus besoin aujourd’hui de tailler les barbes qui bordent chacun de ces orifices, sans doute parce que je n’ai plus l’occasion d’exposer ma nudité. Cavités profondes comme le majeur, le mien pour ne pas le nommer, elles ont leurs meilleures heures quand je vais à la mer ; ô combien cet élément leur est familier ! Je les sens s’ouvrir et se rincer quand je me baigne, au travers de la combinaison de plongée dont je suis revêtu. Si d’aventure je descends et atteins les premiers hauts-fonds, elles demandent à être appuyées sur les coraux, ainsi qu’à tous les angles que la roche sous-marine a édifiés. Un jour viendra où, abouchées à des branchages coralliens, des mâts de carbone, elles ne voudront plus me laisser reprendre ma respiration.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 129.
À une époque, rien de ce que je pouvais entendre et voir ne m’était indifférent, quand bien même je recueillais un mot sur cinq, une vision sur cinq de tout ce qui retentissait à mes oreilles et à mes yeux. Maintenant que je suis coupé de l’univers, je subis le besoin de connaître le moment où cette aptitude à éprouver le flot de la vie s’est éteinte au centre de ma personne. Non pour appréhender la déperdition infligée à ladite personne par ce rétrécissement, mais sous l’influence d’un pur besoin de date. Afin de penser : « La rétractation s’est produite à tel âge, oui, à compter de tel jour mon existence s’est désavouée. »
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 148.
Et parfois, le souvenir d’une période, six mois en arrière, durant laquelle tu étais libre de tes journées — non, elles disposaient de toi, elles t’asseyaient sur une chaise, elles te tiraient de ton lit le matin. Disposant d’une lumière capable d’envelopper ton corps, elles coulaient dans ses fibres la substance même de la disponibilité — ce souvenir heurte ton front au cours d’une soirée engloutie par l’impuissance à envisager la semaine qui s’annonce. Sous le choc ton crâne sursaute, et cette main, ta sœur dernière, ce fidèle compagnon de gabegie, n’est plus bonne qu’à se poser sur ton front sans doute illuminé par le désespoir.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 97.
Des plats extraordinairement concaves, des rations prodigieuses disposées dans des vasques — une glaise de viandes ravinée par des sauces brûlantes — à portée de ton bras, cinquante centimètres en avant de ton gilet.
On a placé à ta disposition une serviette plus grande qu’un set de table, qui couvre tes jambes jusqu’aux genoux. Néanmoins, tes regards ne se détachent pas d’une petite estafilade au dos de ta main droite, bordée par des brimborions de peau déjà sèche. Ces petits copeaux exaspèrent ton appétit à un point tel que tu t’efforces de les cueillir entre deux canines sans t’assurer que la maîtresse de maison ne te fixe pas du regard.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 28.
Mais — la rareté du ciel lorsqu’il blanchit, les rues identiques les unes aux autres, le dimanche soir en Occident…
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 163.
Oisif demeuré tout le week-end — conçu de cela aucun remords.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 145.
Dans la poêle, un monceau d’aliments grésille, enseveli sous des tranches de gras qui recouvrent ces difformités de leur nappe brûlante, boursouflée comme l’huile au point d’ébullition. Une fumée en sort, aussi épaisse que si le feu lui-même l’avait émise. Son odeur arrache aux radicelles de vos nerfs des sensations innommables. Bouche bée, l’ogre attend, la louche à la main, que sa gamelle monte à ce degré de cuisson hors duquel son ventre ne répond de rien, en l’absence duquel la familiarité qu’il entretient avec les dieux disparaît au profit d’une colère sans visée ; en dessous duquel le monde, inexistant déjà, libère en lui une répulsion incoercible.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 159.
Mes bras, mes doigts, je peux les dénombrer ainsi que, plus sourdement, mes entrailles.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 160.