Quand furent promis à la destruction des abattoirs municipaux de pierre noire qu’elle trouvait beaux et où l’on retrouvait vaguement, en effet, le style d’un inconscient continuateur de Ledoux, ma mère tenta de les sauver. Elle échoua. Les abattoirs furent démolis. Elle en acquit pourtant les pierres. On inscrivit sur chacune un numéro à la craie pour les temps meilleurs qui permettraient la réédification, ailleurs, du monument. Ils ne sont pas venus. Les pierres, transportées à Montjuzet, y sont toujours, parmi les ronces. Les numéros sont effacés.
Renaud Camus, « lundi 28 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 93.
Castres a de longue date joui pour moi d’un très grand prestige romanesque, dû pour partie à son nom effrayant, mais surtout à l’absence de toute image précise à elle associée.
Renaud Camus, « jeudi 5 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 415.
Je sens que la nuit va être pénible, et dur le matin. Les murs ici sont en papier. Une voisine anglaise rit de bonheur chaque fois qu’elle ne tousse pas. Ma porte ferme mal. Elle est juste en face de l’escalier. On entendait tout à l’heure toutes les conversations du hall, et on les entendra dès sept heures du matin ; mais à ce moment-là, les camions qui tournent sous ma fenêtre, au sommet de la côte, m’auront déjà réveillé, si je suis arrivé à m’endormir ; etc., etc.
Je dois retrouver demain soir Dennis à Avallon.
Renaud Camus, « vendredi 18 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 52.
Le plus dur est toujours la peine qu’on cause. Il faut la voir aussi, hélas, comme le chantage le plus cruel, et se souvenir qu’elle n’a d’autre origine que l’erreur ou le préjugé. La vérité c’est qu’il est vain, dans quelque situation qu’on soit, d’espérer faire l’économie d’un moment de courage.
Renaud Camus, « mercredi 21 mai 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 266.
Le département des Hautes-Pyrénées a deux enclaves dans celui des Pyrénées-Atlantiques. J’ai un goût marqué des enclaves et suis allé religieusement observer, sans y pénétrer, l’enclave espagnole de Llivia, dans les Pyrénées-Orientales, près de Bourg-Madame. Ce goût a certes précédé la métaphore que j’en tire, dont pourtant je ferais volontiers une éthique : introduire dans chaque discours ce qu’il refoule, être dans chaque groupe ce qu’il exclut. Enclave de la nostalgie dans la modernité, puis violemment l’inverse… Les enclaves ne se conçoivent qu’emboîtées.
R.B. se disait à l’arrière-garde de l’avant-garde. Il ne serait pas mal d’être un chevau-léger galopant sans cesse dans les deux sens le long de la colonne en marche, et donnant des nouvelles au passage. Mais y a-t-il une colonne en marche, et vers où ?
Renaud Camus, « vendredi 13 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 504.
Parler est un endroit étrange.
Renaud Camus, « mardi 10 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 465.
J’aime ces doublets qui reparaissent éternellement aux points les plus divers de l’érudition flasque, pur discours que ne touche pas l’instance de la valeur : Silvestre de Sacy, Scipion du Roure, Langle de Cary, Paty de Clam, Benoît d’Azy, Hutin-Desgrées du Loup et jusqu’à Ribadeau-Dumas. Il y a là tout un pan effondré du discours bourgeois ; debout il m’exaspérerait, mais j’en reconnais toujours avec plaisir les fragments épars.
Renaud Camus, « vendredi 6 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 427.
Swann aurait eu plaisir, sans doute, à s’asseoir un moment sur ce rocher qui n’est, en lui-même, qu’un émoi de gros cailloux sans conséquence. La vue embrasse, de là, un haut plateau en cirque sur la rive gauche de la Cure. Près du village du Vieux-Dun se trouvait, d’après Chemin faisant, un oppidum. Lacarrière relate qu’il a cherché en vain, dans ce village « si peu gaulois », un café, mais qu’en pénétrant, un peu plus au sud, dans le hameau de Mézauguichard, il y découvrit une « buvette » (ce mot lui plaît), La Petite Halte. Il ne trouva, à l’intérieur, que trois ou quatre vieillards qui parlaient de la mort. Chemin faisant n’a pas encore, sans doute, le statut de classique littéraire et pourtant j’ai eu un plaisir étrange à découvrir cette buvette perdue, parce qu’un livre en parlait. Je lis la France. Le monde est un index fautif à la bibliothèque universelle, un instrument cafouilleur de vérification chipoteuse.
Renaud Camus, « jeudi 24 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 63.
Mais mes identités me lâchent avant la fin de mes phrases.
Renaud Camus, « samedi 26 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 79.
J’ai peur que le livre de Jourda ne me donne une insomnie, comme tous les écrits qui évoquent précisément des lieux quelconques.
Renaud Camus, « lundi 5 mai 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 157.
— Vous vous détruisez en vivant ainsi, en ayant honte de paraître ce que vous n’avez pas honte d’être. Vous confirmez par votre attitude tous les préjugés des autres à votre égard. […] Aucune considération ne doit vous dissuader de jeter vos masques, ni professionnelle, ni sociale, ni familiale ; et même pas celle, la plus insidieuse, du chagrin que vous pouvez causer ; car ce chagrin, si réel qu’il soit, est un chantage, et il découle d’une idée fausse, d’une erreur morale, et il ne saurait être mis en balance avec votre droit à être vous-mêmes (mais je tournerais mon discours autrement, bien sûr ; et tâcherais d’éviter toutes les vulgarités de langage et niaiseries de tournures, s’assumer, être soi-même, qui pointent gaiement dès que s’exprime la conviction. Être soi-même ! Mais au moins doit-on pouvoir choisir son masque).
Renaud Camus, « jeudi 5 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 417.
Ce volcan nu et rouge domine avec deux ou trois autres une vaste cheire tout en bruyères. Mes parents ont délivré là un pauvre chien attaché par un nœud coulant à un arbuste : à peine libéré, il a filé à toutes jambes vers le maître qui probablement avait voulu s’en débarrasser. Nous avons vu, un soir d’hiver, un albinos aux longs cheveux sortir d’un buisson ; il nous a regardés de ses yeux flamboyants et il a disparu dans la nuit. Ces parages étaient jadis déserts. Ils sont maintenant, je le crains, sillonnés de chemins et ponctués de signaux. Qui veut d’une lande balisée ?
Renaud Camus, « lundi 5 mai 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 154.
Parmi les mots anglais dont je ne vois en français aucune rigoureuse traduction, figure en première ligne reliable dont ni fiable, ni digne de foi ou de confiance ne rendent exactement le sens ; non plus que respectueux de ses engagements. C’est pourtant, d’être reliable, la reliability, la qualité que j’apprécie le plus, peut-être, chez mes amis, et l’une de celles que je trouve le moins répandues dans la société aujourd’hui. Je ne cesse d’être stupéfait par la lâcheté du rapport qu’entretiennent les contemporains avec leur propre discours, et la trouve aussi embarrassante pour eux-mêmes que pour leurs victimes.
Renaud Camus, « jeudi 29 mai 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., pp. 350-351.
Mon sentiment géographique est le reposoir de toutes mes fidélités.
Renaud Camus, « dimanche 18 mai 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 247.
J’apprécie mieux un parc, une terrasse de café, un musée certainement, les jours de semaine. La servitude des autres flatte ma liberté.
Renaud Camus, « lundi 28 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 92.