Je soude un assortiment de nageoires sur une large ellipse de métal que je décape ensuite, à la meuleuse. Cela prend du temps et me fatigue. À la fin, j’ai les bras qui fléchissent sous le poids de l’outil que je brandis dans toutes les positions pour retirer jusqu’aux moindres traces de rouille. En fin de matinée, j’attaque un drapé de nouveau type. Au cône de tôle, j’ajoute de courtes sections obliques de tube, en guise de manches courtes. Les bras, tombants, s’écartent légèrement du corps et donnent au personnage une attitude d’élan arrêté, d’expectative. J’ai abusé de mes forces, ces trois derniers jours. À midi, je suis épuisé et le resterai jusqu’au soir. Amère expérience, que j’ai déjà faite. L’âme devance le corps, poursuit follement ses desseins, caresse mille chimères tandis que son pesant compère s’efforce de la suivre à pas pesants, trébuche et s’effondre. La nourriture ne m’a pas rendu de forces ni la demi-heure de sommeil que j’ai prise. La réalité, dans ces moments d’asthénie complète, m’offusque littéralement. Je constate, effaré, morne, que les choses sont, les plus infimes, surtout, grains de sable, brins d’herbe, débris infinitésimaux, poussière, sans doute parce que je suis à ce point vidé de ressort que je ne serais même pas capable de les faire bouger.
Pierre Bergounioux, « mercredi 10 juillet 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 62.
La tâche serait moins âpre si je savais glisser d’une chose à l’autre, procéder par petites touches, donner dans l’élégant et le léger. Mais ma triste nature me pousse à sonder, à extraire la raison dernière. Besoin d’une cohérence rigoureuse, raide, presque maniaque et cette nécessité d’enchaîner, de rapporter chaque fait aux autres et le tout au principe, fait du travail de plume ce labeur plein de complications et de lenteur, d’ahan.
Pierre Bergounioux, « dimanche 25 juin 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 575.
Il n’était pas possible d’aller bien loin, sans plan, sans la contrainte et l’appui de la structure profonde.
Pierre Bergounioux, « mardi 25 août 1992 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 203.
Ce récit, comme L’orphelin, tient de la protestation idéaliste, malgré moi. Il dénonce ce qu’il énonce, au mépris de la causalité conditionnelle qui fit de ceux dont je parle ce qu’ils furent. Ils ne pouvaient être autres. Telle était la réalité. Mais c’en était une autre, pour immatérielle et mince qu’elle fût, que le déplaisir, la crainte, l’ennui corrosif, l’animosité que j’ai gagnés à leur commerce forcé.
Pierre Bergounioux, « lundi 27 février 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 530.
Après dîner, avec Cathy, jusqu’au sommet des Plates. L’ombre s’est déjà emparée des versants. Le regard porte à l’infini. Il ne subsiste plus que quelques rares pâtures, d’un jaune pâle, dans le couvert des bois qui ont conquis la contrée. Nous faisons s’envoler une buse. Nous nous asseyons au sommet d’une butte, face aux monts du Cantal et c’est comme d’avoir quitté le monde, pris congé de la vie resserrée, inquiète, laborieuse dont nous sommes les otages tant est souveraine la suggestion du lieu, parfaite, la solitude, absolue, la paix. On a changé d’échelle, adopté un autre point de vue, celui des immensités impavides, éternelles, au regard desquelles ce qui nous meut et nous point n’est rien. On se trouve réduit à son être pur, à la simple conscience de tout cela, qui nous est momentanément accordé. Et notre finitude infime, notre fugacité sont si évidentes qu’il serait fou de réclamer. Tout est simple et facile. On peut accepter.
Pierre Bergounioux, « dimanche 1er août 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 325.
Je ne sais trop où je vais mais je suppose que je m’expose, une fois encore, à croiser mes propres traces.
Pierre Bergounioux, « lundi 22 mars 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 274.
L’après-midi de neige est d’une grande étrangeté. Le ciel est bistre. La brume masque à demi le versant opposé de la vallée. De brusques coups de vent agitent les arbres noirs que je devine, à travers le rideau de la fenêtre du salon. Il présente un carroyage parsemé de motifs imitant, un peu, des flocons de neige. Avec le contre-jour, cette trame se surimpose au réseau de branches remuées par le vent et j’ai, à plusieurs reprises, l’impression bizarre, inquiétante, de voir des quadrupèdes élancés, au long et fin museau — des espèces de renards arboricoles, mâtinés d’animaux des rêves — perchés dans les arbres, bondissant de l’un à l’autre pour s’immobiliser brusquement lorsque cesse le souffle du vent. Même hallucination avec les feuilles brunes et sèches des cannas, devant la terrasse. L’une d’elles mime à la perfection quelque oiseau brun, de la taille d’un pigeon, et blessé. La rafale la soulève comme une aile, comme si elle allait prendre son envol, puis elle retombe.
Pierre Bergounioux, « lundi 14 février 1994 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 391.
Le vent qui s’est établi au nord-est éclaire et obscurcit, alternativement, le ciel, ce qui oblige à modifier en conséquence l’état intérieur et trouble inutilement son repos.
Pierre Bergounioux, « lundi 28 août 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 607.
Beau temps calme, de fin d’été. Il me semble me souvenir de jours semblables, au jardin du Breuil, dans le temps pur, comme étale, des premières années. J’écris toute la matinée, reprends en milieu d’après-midi. J’évoque, très mal, la marche des forêts, la joie sourde, triomphante qu’on éprouve à voir, à toucher les lourds engins de terrassement arrêtés sur la brande. Avec leurs chenilles, leurs roues crantées, leurs vérins au poli de miroir, leurs organes d’acier, ils sont enfin à la hauteur du vieux monde écrasant. C’est à armes égales que l’on affronte enfin, avec eux, l’inclémence des hauteurs, la brande, le rocher. Mais alors on n’a plus de raison de s’y tenir. Elles sont livrées aux arbres, comme à l’origine. Le futur, c’est le passé.
Pierre Bergounioux, « mardi 16 août 1994 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 461.
Cathy, que l’adversité stimule, entre dans le roncier avec une vigueur issue (j’imagine) de la Sibérie orientale, de sa lointaine ascendance bouriate ou mandchoue. J’admire, discrètement, l’assortiment unique d’énergie et de grâce, de fraîcheur et de feu, de pudeur, de modestie, de bonté, de force d’âme qu’il a plu aux puissances occultes de composer avec le soin infini dont elles étaient capables avant de le placer sur ma route désastreuse, il y a exactement trente ans. Je n’avais absolument rien à offrir en échange, hormis ceci : je voyais. J’avais quatorze ans et j’ai vu, tout, d’emblée, sans que rien m’échappe, avec le ferme dessein d’en tenir le plus grand compte.
Pierre Bergounioux, « mardi 20 juillet 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 316.