Très simple à expliquer, le paysage, en dépit de la diversité de ses aspects. Le puissant massif qui couvre la Norvège septentrionale s’élève à peu près partout à pic au-dessus de l’océan, en falaises gigantesques, précédé d’îles montueuses pareilles à des blocs détachés de l’énorme édifice continental. De Throndhjem au cap Nord le vapeur longe la base de cette formidable muraille. À droite c’est un entassement de pics et d’escarpements fantastiques ; à gauche, un archipel infini, dissimulant presque complètement la vue de l’océan ; à peine de loin en loin, par l’entrebâillement d’un chenal, un bout de mer bleue apparaît-il dans un horizon vague de mirage. Entre Throndhjem et Bodö, le skjœrgaard atteint son plus grand développement, composé de centaines et même de milliers de rochers essaimés jusqu’à 50 kilomètres au large. Derrière cette épaisse digue la nappe des fjords reste calme ; pas la plus légère houle, pas la moindre risée à la surface de l’eau.
Toutes ces pierres sont polies, comme passées à la meule ; toutes ces montagnes grattées et émoussées ; des îlots très bas ont l’aspect d’œufs flottant à la surface de la mer. L’énorme coupole de glace qui a recouvert le Nord scandinave durant la période quaternaire a étendu sur l’archipel son épais revêtement cristallin. La lente friction des glaciers a poli les cimes, érodé les aspérités, strié les monticules, et à travers les siècles ce faciès singulier s’est maintenu intact.
Charles Rabot, Au cap Nord. Aux fjords de Norvège et aux forêts de Suède, Hachette.
Dans tout l’immense développement de côtes qui s’étend de Throndhjem à la frontière russe, on ne compte que cinq petites agglomérations urbaines : Bodö, Tromsö, Hammerfest, Vadsö, Vardö, plus deux ou trois autres bourgades. Les cartes portent bien un certain nombre de noms inscrits en gros caractères comme ceux de villes importantes ; ce sont simplement des centres administratifs, religieux ou commerciaux, la résidence d’un lendsman ou d’un marchand, un kirkeplads (une église et l’habitation du pasteur) ; mais d’habitants point : ouailles et administrés vivent dispersés aux quatre coins de l’horizon, sur les îles et les rives des fjords. Cet isolement, qui paraît si pénible aux Méridionaux, semble recherché par les Norvégiens. Un indigène fonde-t-il un gaard, jamais il ne l’établit près d’une habitation préexistante, mais va s’installer en plein désert. Plus au nord, sur la frontière russe, ce trait de caractère scandinave devient particulièrement apparent. En Norvège, tous les colons vivent solitaires au milieu des forêts et des montagnes, tandis qu’en Russie ils se réunissent en petits villages. Les Slaves ont au plus haut degré l’instinct de l’association, de la vie en commun ; chez les Scandinaves dominent, au contraire, l’individualisme et l’amour de l’indépendance.
Toute entrave à l’exercice de la liberté individuelle paraît insupportable aux Norvégiens et l’isolement leur a appris à ne compter que sur leur énergie et leurs forces. Aussi bien, les paysans nordlandais présentent le développement le plus complet de la personnalité humaine. Ce sont des sauvages civilisés. Aux qualités des primitifs ils joignent celles des hommes modernes. Tous ces pêcheurs ont une instruction de beaucoup supérieure à celle des mêmes couches sociales en Europe, mais chez eux la culture intellectuelle n’a éveillé ni haine ni envie.
Charles Rabot, Au cap Nord. Aux fjords de Norvège et aux forêts de Suède, Hachette.