Ce qu’on cache c’est le pareil-que-les-autres. On en fait un secret. Un occulte. Pour camoufler le néant. Les visages sont différents, pas les corps.
Philippe Muray, « 7 janvier 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 409.
Nietzsche dans un brouillon de lettre à Wagner : « Ma besogne d’écrivain comporte pour moi cette conséquence désagréable de remettre en question quelque chose de mes relations personnelles toutes les fois que je publie un écrit, quelque chose qu’il me faut ensuite colmater à grand renfort d’humanité »… C’est exactement ça que je ressens. Plus que ce que tu as dit est horrible, plus tu es encouragé à être gentil pour en effacer le sens, ou plutôt pour montrer à tout le monde que c’était seulement de la littérature.
Philippe Muray, « 6 décembre 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 525.
Écrire sert à faire sentir la consistance de vide des actions humaines. Voilà à quoi sert la littérature.
Philippe Muray, « 8 août 1985 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 557.
Soutenir la thèse que toutes les valeurs de la gauche n’apparaissent encore vivantes qu’en tant qu’elles ne sont pas datées, que leur âge — dix-neuvième — n’est pas révélé. S’il l’est, alors brusquement la pensée de gauche apparaît comme ce qu’elle est, c’est-à-dire conservatrice.
Philippe Muray, « 26 juillet 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 189.
Si je ne parviens pas en ce moment, dans ce temps mort particulier, à mettre sur pied ce livre, c’est que le déclic spécial de fureur, d’angoisse et d’envie de faire mal n’a pas encore joué. Je l’attends. À chaque fois c’est comme s’il ne pouvait pas venir, comme s’il n’allait jamais de toute façon venir. Je le prépare, je ne peux rien faire d’autre.
Philippe Muray, « 6 avril 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 442.
Je ne peux écrire qu’en touchant à des choses dangereuses, inflammables, et qui déplaisent. Je ne peux écrire qu’en déplaisant à une majorité de gens, puisqu’une majorité de gens me déplaisent.
Philippe Muray, « 23 novembre 1985 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 569.
Ils disent, elles disent, mon ex. Ex-femme, ex-mari, ex-maîtresse… Expression sans s. Sans sexe. L’Ex est ce qui reste quand le sexe est tombé et quand il n’en reste que le mon. Raccourci. Il (ou elle) est castré de son s. Et au fond tout conjoint au bout de quelques mois.
Philippe Muray, « 23 mars 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 438.
L’enfer moderne, c’est une femme qui vit seule et qui, le soir, se regarde nue devant la glace. Déprimée comme d’habitude, terriblement stressée, épuisée, elle n’arrête pas de se répéter qu’elle ne doit pas penser comme ça et qu’elle est super…
Autre scène d’autosatisfaction contemporaine. Les gens innombrables maintenant qui se disent en pleine forme, en super-forme. Sans aucune raison objective. Disserter sur l’espèce majoritaire de ceux qui n’ont aucun motif de se sentir en forme ou pas en forme, plus en forme ou moins en forme que la semaine dernière. Avec leur vie, devant et derrière eux, totalement nulle. Pas obligatoirement pathétique. Sans nécessité.
Philippe Muray, « 5 décembre 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 523.
Seul comme Franz Kafka ? Seul comme Philippe Muray ?
Seul comme ? Seul comme ce qui n’a pas de comme.
Sens du soupir de Kafka…
J’ai été seul, et ma solitude je vous l’ai rendue inoubliable.
Solitude la plus basse, la plus noire, la moins romantique, pittoresque, littéraire qui soit. Solitude sexuelle. Tous les sexes ensemble d’un côté et moi de l’autre côté. Ma solitude repose sur leur mime sexuel commis en commun.
Même sur une île déserte, j’aurais toute l’île déserte contre moi.
Philippe Muray, « 6 février 1983 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 243.
Je donnerais tout pour une image qui m’entraîne à sa suite dans un bruit de départ général.
Philippe Muray, « 20 août 1978 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 9.
Céline : ce qu’aucune gauche ne peut lui pardonner — avoir créé chez elle un désir pour lui. Sinon, on est de droite, et l’affaire est réglée. Elle vous laisse même tranquille. Mais si vous avez réussi à vous faire désirer avant de lui annoncer qu’elle était pour ainsi dire toujours-déjà plaquée par vous, alors elle vous poursuivra de sa haine éternelle pour non-réalisation du contrat, trahison, découragement d’illusion. En somme, se faire aimer de la gauche puis se dévoiler. À partir de ce moment-là, on devient inoubliable.
Philippe Muray, « 1er mars 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 162.
L’enfant, à tout reproche, s’estime en droit de répondre par un « je n’ai pas demandé à naître » devant lequel le père-mère voit se réveiller sa culpabilité, c’est-à-dire sa paternité/maternité. Toute parole d’enfant, quelle qu’elle soit, comporte en cryptogramme ou en anagramme la formule « je n’ai pas demandé à naître ». C’est la réponse de toute irresponsabilité, la proclamation de tous les bourreaux, le slogan de toutes les barbaries. C’est irréfutable. Tout individu devient père-mère, c’est-à-dire coupable, lorsqu’on lui dit ça. L’affaire se corse néanmoins lorsque — c’est le cas de plus en plus fréquent — l’enfant adresse cette réponse à quelqu’un qui, vivant avec lui, n’est pourtant ni son père ni sa mère, à peine son beau-père ou sa belle-mère, plutôt l’homme ou la femme qui vit avec sa mère ou son père. La plupart de ceux-là, certes, réagissent en père-mère légitimes, l’espèce dans son écrasante majorité ne demandant qu’à être coupable, c’est-à-dire génitrice. Mais qu’arrive-t-il lorsqu’à l’enfant qui proclame « je n’ai pas demandé à naître », un adulte soudain froidement répond « moi non plus » ? Il arrive simplement une des intrigues possibles du roman moderne.
Philippe Muray, « 20 juin 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 470.
On peut attaquer un philosophe, polémiquer avec n’importe qui. S’en prendre à un écrivain est beaucoup plus grave. Je ne peux pas tomber sur un écrivain (mort ou vivant) comme je tomberais sur n’importe qui. Il y faut une loi. L’attaque d’un écrivain devient licite dès lors qu’il se conduit en thérapeute social, en médecin du monde, guérisseur sans frontières.
Philippe Muray, « 17 avril 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 166.
On vous reproche de lire trop, les femmes en particulier. On ne vous reproche jamais, si vous êtes par exemple danseur, de trop vous entraîner (douze heures par jour). La lecture doit être une occupation furtive, secondaire, quelques pages le soir. Sinon c’est de l’arrogance. Tout le monde peut (croit qu’il peut) lire. Donc ceux qui lisent plus que la moyenne insultent la majorité qui ne lit que dans les ultimes titubations préparatoires au sommeil. Le reproche de lire trop est une plainte de l’égalitarisme. Un cri de ressentiment de la créature indifférenciée blessée.
Philippe Muray, « 10 avril 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, pp. 443-444.
Pour écrire, de nombreuses qualités ne sont pas forcément nécessaires. Il faut seulement beaucoup d’amour ou beaucoup de malveillance. J’ai peur que dans mon cas ce soit la seconde solution. Mais qu’importe, si la malveillance s’applique à consumer quelque chose qui, légitimement, doit être objet de haine…
Philippe Muray, « 26 mars 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 439.