œuvre : Dictionnaire chic de philosophie, Frédéric Schiffter
aphorismes

Comme le rédacteur de cartes postales, le maniaque des aphorismes écrit à des êtres lointains pour leur rappeler qu’il existe.

Frédéric Schiffter, « Message personnel », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 9 juin 2024
atteinte

Tenerife, mardi 15 février 2011. Assurément, j’eusse fait ou, qui sait ce que les dieux me réservent, je ferais un bien mauvais taulard. Déjà que prendre mon petit déjeuner au buffet d’un palace au milieu d’honnêtes gens — enfin je crois — qui mastiquent des œufs frits ou de la charcutaille relève pour moi de l’exploit, la chose me serait fatale dans le réfectoire d’une prison. La promiscuité est une atteinte au droit de l’homme que je suis. Ma décision est prise, demain matin j’opte pour la solution room service.

Frédéric Schiffter, « Vacances aliénées à Tenerife », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 9 juin 2024
au-delà

Rien n’est moins désirable qu’un au-delà. Nous risquerions d’y retrouver quantité de fâcheux que nous n’avons cessé d’éviter de notre vivant — sans compter ceux que, par chance, nous ne rencontrâmes jamais ici-bas. En outre, si l’Hadès existe, sans doute y est-on confronté à de sérieux problèmes de surpopulation étant donné le nombre incalculable de morts qui surviennent à tout moment sur terre depuis la nuit des temps – sauf à penser que les âmes sont moins encombrantes que les corps, ce que la simple expérience dément.

Frédéric Schiffter, « au-delà », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024
caressé

J’ai toujours caressé mes idées sans jamais les épouser.

Frédéric Schiffter, « onanisme », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 9 juin 2024
caricature

Vieillir ? Devenir la caricature de celui que l’on n’est pas parvenu à être.

Frédéric Schiffter, « humour », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024
chansons

J’écris des essais parce que je n’ai pas eu le talent de composer des chansons sentimentales. Même ridicules. D’ailleurs, comme l’aurait dit Fernando Pessoa, toutes les chansons sentimentales sont ridicules mais, à la vérité, ce sont les gens qui n’écoutent pas les chansons sentimentales qui sont ridicules. Voilà pourquoi je réécoute le cœur noyé de nostalgie les chansons sentimentales de mes dix-huit ans, l’âge où je feignais de les trouver ridicules.

Frédéric Schiffter, « crooner », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024
incommodément

Il n’y a ni ici-bas ni au-delà, seulement une terre poussiéreuse en surface et boueuse en profondeur. Avant d’être ensevelis, nous respirons incommodément.

Frédéric Schiffter, « Montaigne et l'Ecclésiaste », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 9 juin 2024
maïeutique

Le flirt, pour appeler la chose par son nom, est une exquise maïeutique. Je ne connais pas de meilleure expérience philosophique que de potiner avec une femme qui vous présente, le temps de prendre un verre à une terrasse de café, l’adolescente qu’elle fut hier et qu’elle avoue avoir trahie.

Frédéric Schiffter, « Hommes et femmes », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024
muse

L’écrivain ou l’artiste a le talent de faire exister sa muse. Il comprend qu’elle n’est qu’une bonne femme le jour où elle lui fait grief de ne pas avoir les moyens de la faire vivre.

Frédéric Schiffter, « Les bonnes femmes », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024
objets

À la question « Que désirent les femmes ? », Freud avait répondu en se grattant la barbe : « Mystère et boule de gomme. » Eût-il vécu l’avènement du consumérisme et sa révolution hédoniste appelant à la satisfaction de tous les caprices « sociétaux » des classes moyennes, c’en fût fini de sa perplexité. Il eût vu comment le cinéma, la mode, la publicité et les idéologies libertaires postmodernes ont permis aux femmes d’exprimer de clarifier, surtout, l’objet de leur désir, à savoir, précisément d’être des objets de désir. Pareille libération se vérifie surtout l’été quand, de l’adolescente à la mère de famille en passant par la jeune femme sans marmaille, se manifeste non pas la loi mais le déterminisme du genre. Le maillot deux pièces – dont, parfois, on enlève le haut sur la plage –, le short en jean coupé très court porté avec un débardeur large ou près du corps, les espadrilles à talon haut pour affiner la jambe, la chevelure huilée, les lunettes noires à la Audrey Hepburn, un tatouage au creux des reins, telle est la panoplie estivale du sexe dont la nature est de s’exhiber et d’érotiser les mœurs. À leur façon, bruyante et plutôt vulgaire, les Femen incarnent aussi ce désir d’être désirées. Telle est l’ironie consciente et assumée de leur combat supposé en finir avec le patriarcat, qu’il suscite un intérêt libidineux de l’opinion « machiste », laquelle attend que ces petites amazones urbaines sexy radicalisent leur activisme jusqu’à faire des irruptions ici ou là le derrière à l’air et, ainsi, qu’elles reçoivent les coups de martinet qu’elles réclament à l’évidence de la part de l’Ordre. Nous-même, nous le confessons, aimons à regarder les Femen qui luttent dans la rue la poitrine gonflée par le désir d’en découdre.

Frédéric Schiffter, « bikinisme », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024
parler

Ce qui échappe aux neurobiologistes c’est que, précisément, sans le verbe que nous incarnons, les bananes et les acrobaties dans les arbres suffiraient à notre félicité. Parler nous rend malades. Aussitôt que les mots pénètrent le cerveau d’un enfant et qu’il en use lui-même, le temps l’empoisonne. L’immédiateté physique de ses sensations, de ses perceptions, de son attention, dégénère peu à peu en mémoire et en anticipation. Hanté par un avant et un après, son présent vire à l’inquiétude. À mesure qu’il vieillit, il est en proie à la nostalgie, aux regrets, aux remords, aux douleurs de ses traumatismes infantiles qui alimentent ses désirs, ses espoirs, ses craintes. Tout en ayant conscience de soi, il est à ses yeux une énigme – renforcée par la pensée de la mort qui accompagne ses faits et gestes. Il vit en jalousant l’insouciance du ouistiti.

Frédéric Schiffter, « neurosciences », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024
pensée

Mes notes, maximes, aphorismes, sentences et anecdotes ne forment pas une pensée en chantier mais en ruine.

Frédéric Schiffter, « Écriture fragmentaire », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024
philanthropes

Les philanthropes de droite ont leurs œuvres pour les pauvres, ceux de gauche ont les leurs pour les opprimés. Les premiers se rachètent par le portefeuille, les seconds par la protestation — et, par là, s’estiment moralement supérieurs. Aussi aimerais-je être un John Edgar Hoover ou un Lavrenti Beria pour récolter des renseignements sur la vie intime de ces gens qui signent des pétitions en faveur de tel ou tel droit bafoué. À coup sûr, je découvrirais des tortures familiales, des rackets conjugaux, des chantages affectifs, des euthanasies prématurées. De quoi rédiger un volumineux Livre noir de l’humanisme.

Frédéric Schiffter, « humanisme », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024
police

Les intellectuels (universitaires officiels ou populistes, journalistes, etc.) qui prétendent être poursuivis par la police de la pensée se gardent bien de préciser que c’est parce qu’elle cherche à les recruter.

Frédéric Schiffter, « Wanted », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 9 juin 2024
revancher

Le ressentimenteux est celui qui souffre, souvent à raison, d’une sévère détestation de soi et la reporte avec prodigalité sur la société et sur ceux qui, contraires à lui, s’estiment et s’arrangent de la comédie humaine. Toujours mauvaise, son humeur, telle une urticaire, lui inspire la vocation du procureur. Partout où se pose son regard plein de suspicion, il ne voit que mensonge, imposture, usurpation, machination, complot. À l’en croire, ce monde où nous vivons ne serait pas le vrai monde mais sa version falsifiée. […] Rien ne fait tant pester le ressentimenteux qu’on sourie de ses sermons et de ses prophéties, par où il manifeste combien son appel à une révolution totale et poétique des conditions sociales d’existence en général trahit un désir bien prosaïque de se revancher d’une vie en particulier : la sienne. C’est par conséquent, et à juste titre, le sceptique qu’il traitera en ennemi de sa subjectivité terriblement radicale et non l’adversaire de son idéologie. Alors qu’il espérera persuader celui-ci si, comme lui, il a quelque compte à régler avec sa médiocrité, il sait qu’il n’essuiera que les sarcasmes de celui-là. Contraire à la mélancolie, le ressentiment est le malheur incurable d’être triste. Le ressentimenteux jalousera toujours le cynisme souriant de l’homme détrompé.

Frédéric Schiffter, « Guy Debord », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024

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