Encore faut-il être doté d’une curiosité avisée. La rencontre amoureuse, fait rare, est une expérience esthétique et psychologique délicate. Bien des hommes demeurent aveugles à la personnalité de certaines femmes. Uniquement sensibles aux jolies filles, ils attendent de ces coquettes qu’elles tiennent, selon le mot de Milan Kundera, leur « promesse de coït ». Dans le monde masculin, seul un petit nombre d’individus se montre capable de cet art singulier consistant à remarquer d’abord et à regarder ensuite une femme avec la vision préparée et avertie du peintre — « les paupières aux trois quarts closes et qui semble s’empêcher de voir », mais qui, en réalité, « comprimée par la fente qu’elles entrouvrent, jaillit telle une flèche aiguisée ». Qui possède une telle vision possède un trésor, souligne Ortega, car il s’agit aussi bien d’un instrument d’optique chirurgical pour explorer l’intériorité du moi féminin. Connaisseur de l’expressivité féminine, l’amant se trompe rarement sur l’apparence de la otra – notamment s’il est un praticien du flirt. Moqué par les « dragueurs » comme étant une prude parade amoureuse, le flirt ne se réduit pas à une stratégie de séduction ni à un marivaudage. Aucun homme n’impose à une femme de flirter avec lui. Il l’y invite. Si elle accepte, alors tous deux, comme pour un tango ou une valse, se plient à des pas, un rythme, des figures. Dans ce face-à-face, c’est l’homme qui mène la danse, guide sa cavalière et la conduit avec douceur et légèreté à se dévoiler davantage. Bien mené, le flirt est une maïeutique. Une femme qui s’y révèle s’absente comme par enchantement de ses multiples représentations sociales — jeune, mûre, mariée, aisée, pauvre, etc. — et se présente comme la féminité même (Hegel dirait : comme la manifestation sensible de l’idée de femme). Et si, pour le coup, Stendhal pouvait apporter sa contribution à la phénoménologie de Xenamoramiento ce ne serait donc pas pour légitimer sa théorie de la cristallisation, mais pour valider la description de ce trouble mental nommé d’ailleurs « syndrome de Stendhal », sorte de vertige mêlé de plaisir face au spectacle d’une œuvre d’art. Il n’est pas d’homme d’une sensibilité un peu artiste qui ne succombe à ce voluptueux malaise quand il rencontre une femme dont la personnalité, telle une toile ou une sculpture de maître, s’annonce comme une invitation au dépaysement, à un changement d’horizon. Si l’homme est réellement artiste, il la logera dans son œuvre, à titre de muse ou de modèle, comme pour la placer en son séjour originel et en faire une forme du temps. Aimer une femme, dit Ortega, « c’est s’engager à la faire exister, ne pas admettre la possibilité d’un monde où elle serait absente ».
Frédéric Schiffter, « 10 », Philosophie sentimentale, Flammarion.
Je flairai dans leur discipline interprétative une bigoterie sophistiquée.
Frédéric Schiffter, « 8 », Philosophie sentimentale, Flammarion.
Ce qui ne veut pas dire que Montaigne n’aime pas à s’entretenir aussi avec les jeunes femmes. S’il les apprécie pour leurs « grâces corporelles », qu’il ne dédaigne jamais quand elles les lui offrent, il les recherche aussi pour les « grâces de leur esprit » auxquelles, en homme de la Renaissance, il prête une vertu civilisatrice. Certes, il en connaît qui font parade de leur caquet et d’autres qui ne se livrent « que d’une fesse » ; mais, en général, il les trouve « belles et honnêtes ». Or, justement, pour Montaigne, civilité oblige, on ne parle pas avec une jeune femme comme on parle avec un homme. Avec elle, on évite, comme on dit, les sujets qui fâchent, pour n’aborder que les sujets qui rapprochent. Néanmoins c’est un commerce où il se tient un peu sur ses gardes. Parce qu’il peut se changer en un corps contre corps, un tête-à-tête exclut la gravité de la passion comme le sérieux doctrinal. Tout l’art du gentilhomme est de faire glisser une demoiselle ayant le sens de la conversation vers la conversation des sens. Flirter n’est pas débattre.
Frédéric Schiffter, « 6 », Philosophie sentimentale, Flammarion.
Il est vrai qu’il y a en moi un mécontent. Depuis l’enfance je me tiens à distance des gens de bonne humeur. Toute liesse me fait injure. Je regarde avec dédain les enthousiastes, les partants, les motivés. Avec une certaine crainte, aussi.
Frédéric Schiffter, « préface », Philosophie sentimentale, Flammarion.
En effet : l’esclavage suppose l’instinct de troupeau, le goût du loisir, la misanthropie. Alors que, saisi par le démon de la communication, l’esclave branche son esprit déjà saturé de pensées sans sujet ni objet à d’innombrables sources de bruits et d’images et se complaît dans la compagnie de ses semblables, l’homme du loisir, jaloux du silence propice à ses divagations évite autant que possible toute connexion à des appareils et fuit le commerce des fâcheux. Alors que, aux ordres des horloges, l’un s’adonne aux mêmes corvées et distractions que celles des autres esclaves et aux mêmes heures, l’autre, se pliant à la logique du farniente ou aux caprices d’une œuvre, s’abandonne à une vie solitaire en décalage horaire.
Frédéric Schiffter, « 1 », Philosophie sentimentale, Flammarion.
La seule sérénité à laquelle il goûtait par intermittence lui venait du marasme de ses organes. « Nous appelons sagesse la difficulté de nos humeurs, le dégoût des choses présentes. » Mais, en même temps, le souvenir des « réjouissances » à jamais perdues le hantait et le torturait. Puisque la vie lui réservait davantage de déplaisirs que de plaisirs, il tâchait de se résigner à la perspective d’une fin proche. Jadis, même loin « des faubourgs de la vieillesse », pas un jour ne passait sans qu’il ne pensât déjà au dernier moment. En atteignant la cinquantaine, sa « préméditation » du « maître jour » devenait une méditation de chaque instant. Il ne songeait plus à la mort elle-même, mais au « mourir ». Même s’il aimait relire les textes antiques relatant le départ délibéré de grands hommes comme Socrate, Caton ou Pétrone, ils ne l’incitaient pas à « déloger » de même. Il n’en avait pas le courage. Certes, de toutes les morts, la « plus volontaire » lui semblait la plus belle et la plus digne. Mais loin de lui l’idée de faire du suicide un sacrement. C’était une « sortie raisonnable » qu’il laissait aux autres. Voilà pourquoi, concernant sa mort, il s’en remettait à la nature, espérant qu’à mesure où elle lui ôtait sa vitalité, elle lui ferait désirer froidement l’ultime passage du « mal-être au non-être » ; ou bien, plus bienveillante encore, qu’elle le surprendrait en train de planter ses choux. Ce n’était donc pas la philosophie qui lui apprenait à mourir, mais l’approche de la mon qui lui apprenait à philosopher. Piètre consolation.
Frédéric Schiffter, « 6 », Philosophie sentimentale, Flammarion.
Car aimer demeure le plus inquiétant des rapports entre humains. À l’euphorie de la rencontre de deux solitudes qui s’évertuent à coexister, se mêlent bien vite la sensation de la corrosion du temps qui passe, l’angoisse de la séparation, la certitude de la perte. On peut comprendre qu’à la perspective de s’exposer à de telles souffrances, il soit plus simple, plus rassurant, plus petit-bourgeois, de s’adonner à la routine de la débauche ou à la prouesse du conjungo. L’amour est la forme la plus exquise de l’inconfort de vivre.
Frédéric Schiffter, « 10 », Philosophie sentimentale, Flammarion.
Les relations humaines s’avèrent tout aussi chronophages et, par là, neurophages. Combien de fois nous dispenserions-nous de la fréquentation des pense-menu dont les discours, lestés de leur inculture, de leurs préjugés, de leurs lieux communs, nous font vieillir. L’ennui, avec les bavards, c’est qu’ils n’ont aucun talent pour la conversation. C’est par faiblesse plus que par civilité que, trop souvent, nous supportons leur présence – qu’ils soient, d’ailleurs, des amis ou des proches. Il suffit d’un déjeuner ou d’un dîner, pour que, même si nous nous en défendons, ils déteignent sur nous. Que dire lorsque nous nous trouvons en plus grand comité ?
Frédéric Schiffter, « 1 », Philosophie sentimentale, Flammarion.
Tel est le désir, un besoin maladif qui ne s’éprouve pas comme un manque biologique interne, mais comme un vide biographique intime. Même s’il se rue sur quantité de choses matérielles, nulle d’entre elles ne l’intéresse, sauf si elle possède pour les autres désirs une valeur sociale emblématique dont il pourra alors se remplir un temps, mais un temps bien bref. Si, pour Freud, l’observation des sociétés primitives révèle un trait anthropologique fondamental, c’est précisément le même que l’on retrouve dans les sociétés civilisées : le besoin des individus d’exister aux yeux des autres alors même que les problèmes de survie y sont réglés et les positions de pouvoir réparties. Afin d’éviter ou de différer le carnage, les désirs sont contraints de se jouer la comédie de la reconnaissance réciproque en établissant un système d’échange d’objets, de titres, voire de discours, valorisants pour les ego — reconduisant et attisant par là même les rivalités narcissiques. Bon sauvage ou civilisé décadent, l’humain ne transige pas quant à son amour-propre.
Frédéric Schiffter, « 8 », Philosophie sentimentale, Flammarion.
L’idée sous forme brève plaît. Nombre de gens, à l’adolescence et même plus tard, éprouvent de l’attrait pour les maximes, les sentences, les pensées. Preuve en est le succès des recueils de citations. On en comprend la raison. Dans un même volume se côtoient une foultitude d’auteurs plus ou moins célèbres que l’on n’a en règle générale pas lus, mais qui, là, d’un mot, d’un paradoxe, d’une remarque, d’un trait d’humour, d’un sarcasme, d’une pointe tirés de leurs œuvres respectives, comblent l’esprit. Souvent l’amateur constitue pour soi-même, dans un cahier, un florilège plus sélectif que l’original. En recopiant tel ou tel propos, tout se passe comme s’il cherchait à participer non tant de la pensée de celui qui en est l’auteur, que de son talent d’expression. Séduit, le « recopieur » réagit davantage en écrivain qu’en philosophe. Pour le philosophe, disait Jean-François Revel, « une idée vaut d’être lue parce qu’elle est bonne », alors que pour l’écrivain « une idée est bonne parce qu’elle vaut d’être lue ». Revanche de la formule sur le traité.
Frédéric Schiffter, « préface », Philosophie sentimentale, Flammarion.