œuvre : Le loup des steppes, Hermann Hesse
enfer

L’existence humaine ne devient une véritable souffrance, un enfer que lorsque deux époques, deux cultures, deux religions interfèrent l’une avec l’autre. Un homme de l’Antiquité ayant dû vivre au Moyen Âge aurait lamentablement péri, suffoqué. De la même manière, il est certain qu’un sauvage étoufferait au milieu de notre civilisation. Parfois, une génération entière se trouve prise entre deux époques, entre deux styles de vie ; à tel point qu’elle perd toute notion d’évidence, tout savoir-vivre, tout sentiment de sécurité et d’innocence. Il va de soi que chacun ne ressent pas ce phénomène avec la même intensité. Une personnalité telle que Nietzsche a dû subir le mal d’aujourd’hui avec plus d’une génération d’avance ; les souffrances qu’il fut contraint d’endurer dans la solitude et l’incompréhension affligent désormais des milliers d’hommes. 

Hermann Hesse, Le loup des steppes.

Jérôme Vallet, 12 juil. 2024
jazz

Lorsque je passai devant un dancing, un jazz violent jaillit à ma rencontre, brûlant et brut comme le fumet de la viande crue. Je m’arrêtai un moment : cette sorte de musique, bien que je l’eusse en horreur, exerçait sur moi une fascination secrète. Le jazz m’horripilait, mais je le préférais cent fois à toute la musique académique moderne ; avec sa sauvagerie rude et joyeuse, il m’empoignait, moi aussi, au plus profond de mes instincts, il respirait une sensualité candide et franche.

J’aspirai l’air un long moment, je flairai la musique sanglante et bariolée, je humai, lubrique et exaspéré, l’atmosphère du dancing. La partie lyrique du morceau était sucrée, graisseuse, dégoulinante de sentimentalité ; l’autre était sauvage, extravagante, puissante, et toutes les deux, pourtant, s’unissaient naïvement et paisiblement et formaient un tout. C’était une musique de décadence, il devrait y en avoir eu de pareilles dans la Rome des derniers empereurs. Comparée à Bach, Mozart, à la musique enfin, elle n’était, bien entendu, qu’une saleté, mais tout notre art, toute notre pensée, toute notre civilisation artificielle, ne l’étaient-ils pas, dès qu’on les comparait à la culture véritable ? Et cette musique-là avait l’avantage d’une grande sincérité, d’une bonne humeur enfantine, d’un égoïsme non frelaté, digne d’appréciation. Elle avait quelque chose du Nègre et quelque chose de l’Américain qui nous paraît, à nous autres Européens, si frais dans sa force adolescente. L’Europe deviendrait-elle semblable ? Était-elle déjà sur cette voie ? Nous autres vieux érudits et admirateurs de l’Europe ancienne, de la véritable musique, de la vraie poésie d’autrefois, n’étions-nous pas après tout qu’une minorité stupide de neurasthéniques compliqués, qui, demain, seraient oubliés et raillés ? Ce que nous appelions “culture”, esprit, âme, ce que nous qualifions de beau et de sacré n’était-ce qu’un spectre mort depuis longtemps, et à la réalité duquel croyaient seulement quelques fous ? Ce que nous poursuivions, nous autres déments, n’avait peut- être jamais vécu, n’avait toujours été qu’un fantôme ?

Hermann Hesse, Le loup des steppes.

Jérôme Vallet, 30 juin 2024

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