œuvre : Abat-faim, lettre à l'Encyclopédie des nuisances, Guy Debord
ironie

« Ne doit-on pas prendre garde à limiter un peu, en quantité, le recours au ton de l’ironie ? » Vous maniez volontiers l’ironie parce que vous l’employez avec talent, et avec plaisir. Et parce qu’il y a vraiment de quoi, certes ! Mais voici les arguments contre, non au sens absolu, bien sûr : 1) L’ironie tout au long d’un texte tend généralement à des phrases plus longues, comportant plus de relatives, et d’allusions. Toutes choses égales d’ailleurs, elle demande plus de culture chez le lecteur. 2) Elle fait un effet plus puissant par saccades qu’à jet continu (on doit faire du reste la même remarque pour les injures directes, qui sont le contraire de l’ironie). 3) Notre époque, par bêtise et inculture, et même plus profondément par sa manière mécanique de ne plus concevoir qu’une adhésion positive à tout ce qui est là, ne comprend guère l’ironie ; et, tendanciellement, est en train d’en perdre la dimension, le concept. 4) L’ironie est un peu dépassée, objectivement, par la grossièreté unilatérale de la marche du monde vers sa perte. 5) Enfin, et ici nous retrouvons la significative question des « aigris », votre ironie, vu les nuisances dont vous parlez, sera forcément amère, doit l’être, et en ce sens risque de ne pas désespérer l’ennemi comme c’eût été le cas voilà cent ans, ou même vingt. L’ennemi n’a plus aucun terrain commun avec vous, même sur le plan de la logique formelle. Il se dira : pendant que les mécontents ironisent aigrement, nous polluons chaque jour davantage le monde, nous le modernisons foutrement, et nous en tirons jusqu’à 25.000 N.F. par mois, sans compter un colloque semestriel à Tokyo et à Los Angeles.

Guy Debord, « Lundi 16 septembre 1985 », Abat-faim, lettre à l'Encyclopédie des nuisances.

Jérôme Vallet, 11 août 2024

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