Ce journal, malgré tout, je songe à le publier un jour. En même temps, il m’arrive d’éprouver une telle lassitude à l’égard des autres et de moi-même que je n’aspire plus qu’à voir mon nom enseveli dans l’oubli. Je sais pertinemment que je n’ai qu’un tout petit talent (j’en ai suffisamment pour moi, mais pas pour les autres) et je doute fort de pouvoir intéresser qui que ce soit à mes minables dérives sentimentales et à ma vie quotidienne de vieux garçon hypocondriaque. Ce que je suis ne me plaît guère et pourtant je me suis habitué à ma compagnie et je n’en changerais pas volontiers.
Roland Jaccard, « Ce mercredi 27 mai 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
Il m’est difficile de parler d’elle : les plaies sont encore mal cicatrisées, mais je sais que sa seule présence suffit à dissiper les brumes d’indifférence et de solitude qui m’entourent. Avec elle, j’ai l’impression d’être « meilleur », comme si sa bonté et sa moralité – deux termes que j’exècre – déteignaient un peu sur moi.
Roland Jaccard, « Ce mercredi 20 mai 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
À défaut d’être géniaux, soyons donc au moins honnêtes. Par faiblesse, je n’ai pas rompu avec Yannick. Peur de lui faire de la peine, certes, mais surtout : elle me plaît encore, je la désire et, même si je m’ennuie en sa compagnie, j’éprouve par ailleurs une telle volupté à la caresser, à la serrer contre moi jusqu’à la broyer, qu’elle m’est devenue une drogue. Une fois encore, je vérifie qu’il est plus difficile de se priver d’une habitude que de briser une relation. De là vient que nos passions fugitives, car sans contact véritable, durent généralement plus longtemps que des amours dans lesquels nous nous investissons totalement.
Roland Jaccard, « Ce mercredi 1er avril 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
Gilbert Sigaux note à propos de Casanova (dont j’ai emporté avec moi les Mémoires pour prolonger le plaisir que m’a donné le livre de Gabriel) qu’il « se défait dans la solitude, mais ne supporte pas les liens ». Formule admirable qui ne s’applique pas qu’à Casanova. Je me demande parfois si je vieillirai seul.
Roland Jaccard, « Ce lundi 20 juillet 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
Je poursuis ma lecture des épreuves de Ivre du vin perdu au François Coppée tout en savourant un espresso. Moment délicieux. Moment que j’aimerais retenir. Parfois, il me semble incroyable de penser qu’un jour je ne serai plus là. Le temps nous est compté ; nous sommes des sursitaires ; et pourtant nous nous abîmons dans la routine comme si nous avions l’éternité devant nous.
Roland Jaccard, « Ce dimanche 12 juillet 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
J’ai parfois l’impression d’appartenir à une autre espèce. Il m’arrive de me réjouir à la perspective de ma mort : je retrouverai ainsi mon véritable pays. En fait, j’assiste aux spectacles (dans l’ensemble des plus médiocres) que me proposent mes contemporains comme si j’étais déjà mort.
Roland Jaccard, « Ce mardi 12 mai 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
Ceci que je lis à la FNAC dans la Nouvelle Revue française : « Inventer des mots nouveaux serait, selon Mme de Staël, le symptôme le plus sûr de la stérilité des idées. » Cette citation, par Cioran bien entendu, de Mme de Staël est accompagnée du commentaire suivant : « La remarque semble plus juste aujourd’hui qu’elle ne l’était au début du siècle dernier. En 1649 déjà, Vaugelas avait décrété : “Il n’est permis à qui que ce soit de faire de nouveaux mots, non pas même au souverain. Que les philosophes, plus encore que les écrivains, méditent sur cette interdiction avant même de se mettre à penser.” »
Roland Jaccard, « Ce vendredi 10 juillet 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
J’aurais aimé m’approcher de cette lycéenne ; j’aurais aimé reconnaître Van ; j’aurais aimé que le temps fût vraiment aboli. Elle m’aurait embrassé ; je lui aurais proposé d’aller au cinéma Atlantic voir Yoyo de Pierre Étaix ; ensuite, nous aurions peut-être dîné chez mes parents. Comme la mort semble lointaine, invraisemblable, quand elle ne frappe pas ! Comme le passé semble beau quand il est aboli ! Nous nous apitoyons sur des fantômes que nous n’aimions pas et nous ressuscitons les morts pour mieux nous délecter du charme morbide du présent. Ce n’est pas la vie qui est sordide ou attrayante, ce sont les tableaux que nous en tirons. On ne se méfiera jamais assez de la littérature.
Roland Jaccard, « Mon père - Ce mercredi 22 septembre 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
« Nous cherchons peut-être des oreilles autant que des mots », clamait Nietzsche du fond de sa solitude. Il est plus facile de trouver un sexe qu’une oreille. Si certaines femmes vous donnent l’impression de n’être pas totalement impuissant, d’autres vous donnent celle de n’être pas totalement inintéressant. Ce ne sont hélas ! jamais les mêmes.
Roland Jaccard, « Ce samedi 13 juin 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.