œuvre : Mon suicide, Henri Roorda
adorable

Il suffit d’avoir l’autorité d’une langue ; et ta langue était, en toute liberté d’instinct, de propriété d’individualité et aptitude d’humanité, le français ; langue spontanée plus qu’héritée ; l’unique “habile” à te servir ; pure d’aucun contact ; directe et immédiate ; sans remâchage de langue morte, – (une enfance échappée à tout classique gavage) –, ni contamination d’aucune langue “autrement” vivante. Une langue dont il semblait que la nature t’eût fait le don gratuit ; une grâce déposée dans ton berceau.

Peut-être un peu trop portée au jeu et aux tours d’amusante adresse ; moins soutenue par la méditation qu’animée par l’entretien ; délicieusement impromptue et primesautière ; sans jamais une fausse relancée, un raté dans le renvoi à la volée ; pas un laisser-aller qui ne fût finement délié, ou qui restât sans relevé ; langue moins vigoureuse à la mise en train qu’agile et inépuisable à la repartie ; moins génératrice qu’ingénieuse, moins foncièrement douée d’énergie que sans cesse ravitaillée de verve et refournie d’élan ; langue moins “creusante” que prenante ; faisant toujours face, ne sombrant jamais en elle-même ; bien indifférente à l’origine et à l’identité “magistrale” des mots, mais toute sensible à leurs facultés, à leurs moyens (même de fortune), à leurs aptitudes instantanées, à leur efficacité inopinée, à leurs ressources de surprenante actualité.

Il y en a qui n’écrivent qu’avec des mots-souvenirs, qui ne composent qu’avec des reliques, et dont toutes les images sont des portraits d’ancêtres. Toi, tu improvisais toujours ; tu rendais improviste le simple et le juste. Tu faisais naître la vérité des concours les plus inattendus. Des pires culbutes du calembour elle ressortait ingénue, toute fraîche, pas froissée, candidement souveraine… ; j’avoue : souvent adorable.

Henri Roorda, « À Henri Roorda », Mon suicide, Allia.

David Farreny, 26 oct. 2024
confuse

Philippe, tu as raison. Il y a des cœurs que notre morale imbécile condamne à une jeunesse trop courte et à une vieillesse trop longue. La vieillesse ne sert à rien. Si j’avais créé le monde, j’aurais mis l’amour à la fin de la vie. Les êtres auraient été soutenus, jusqu’au bout, par une espérance confuse et prodigieuse.

Henri Roorda, « Ce qui dure trop », Mon suicide, Allia.

David Farreny, 26 oct. 2024
important

Pendant plus de vingt-cinq ans je me suis intéressé passionnément à un problème que je considérais comme très important. Aujourd’hui, je reconnais mon erreur : je ne m’y intéressais pas parce que j’en avais reconnu l’importance ; mais, sans m’en douter, j’en affirmais l’importance parce que je m’en occupais. […]

L’importance réelle des problèmes ne peut pas être mesurée.

L’univers aura beaucoup moins d’importance quand je ne serai plus là.

Henri Roorda, « Dernières pensées avant de mourir », Mon suicide, Allia.

David Farreny, 26 oct. 2024
mariage

Au bout d’un an, sa femme souffrait déjà de la solitude du mariage. Il m’a dit : « Insensiblement, sans m’en apercevoir, j’ai laissé s’user et se rompre tous les fils qui m’attachaient à une compagne que j’ai aimée, qui est jolie et qui vaut beaucoup mieux que la grande majorité des femmes. Nous avons peu à peu perdu l’habitude de l’intimité et des paroles tendres. Aujourd’hui, je vois le mal que j’ai fait sans méchanceté : ma compagne est seule depuis vingt-cinq ans. Mais c’est trop tard. Je voudrais lui dire que je pense d’elle un bien immense ; et cela m’est impossible. Mes gestes affectueux d’autrefois seraient tellement insolites, tellement nouveaux, que la timidité me paralyse. Et puis, mon devoir de mari n’est peut-être plus, dans mon esprit, qu’une notion morale. Sous la cendre, les feux finissent par s’éteindre.

« Nous vivons ensemble sans nous dire les choses auxquelles nous pensons constamment l’un et l’autre. Elle ne se plaint jamais ; mais sa présence est pour moi un reproche. Et maintenant parce que je souffre comme elle de cette vie muette, je me sauve chaque jour et je vais demander les apparences de la tendresse à la demoiselle qui me sert mes tasses de thé et mon porto. Le mariage peut être une chose atroce. »

Henri Roorda, « C'est une mauvaise action », Mon suicide, Allia.

David Farreny, 26 oct. 2024

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