Jeune, j’avais pitié des vieux ; maintenant, j’ai pitié des jeunes. La nature arrange tout pour le… mieux. L’avenir me paraît de plus en plus inconcevable.
Emil Cioran, « À Arşavir Acterian (Paris, 3 novembre 1972) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Étendu sur le tapis balkanique et rempli de souvenirs précis, je me suis livré (!) à des pensées insensées, dont même le quartet de Schumann a été incapable de me libérer. Seule votre voix a pu faire ce miracle. Je suis déjà une autre personne — celle qui a tant ri avec vous pendant ce moment unique. Jamais je n’aurais pu prévoir que quelqu’un jouerait un tel rôle à ce point de ma vie. La fatigue me semblait être ma seule compagne. Elle l’est aussi, en vérité, mais par chance, vous lui faites une dangereuse concurrence.
Emil Cioran, « À Friedgard Thoma (Paris, 21 juin 1981) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Quand je pense que vous aurez tous les jours sous les yeux ces maisons lépreuses et le Panthéon, et pas un seul cyprès ! (Par parenthèse, l’arbre que j’aime le plus et qui, à lui seul, me consolerait de la disparition de la Nature — et même de la Poésie.)
Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 22 octobre 1962) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Comme tous les oisifs, je suis dans la pire dépendance que l’on puisse imaginer. Pour vivre comme je vis, sans métier précis, il me faut voir du monde, m’agiter et donner aux dieux qui président à mes destinées l’illusion de l’affairement et de l’efficacité. J’y arrive au prix de ma liberté, de ce que précisément il s’agissait de sauver.
Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 29 septembre 1961) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
La lettre, conversation avec un absent, représente un événement majeur de la solitude. Cherchez la vérité sur un auteur plutôt dans sa correspondance que dans son œuvre. L’œuvre est le plus souvent un masque.
Emil Cioran, « Ouverture. Manie épistolaire », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Quittons les grands exemples. Dans ce domaine où l’indiscrétion est de règle, chacun a fait des expériences personnelles, et il est légitime de parler de soi sans nécessairement tomber dans le péché d’orgueil. Ayant eu l’avantage, comme je l’ai dit, d’être un oisif, j’ai écrit un nombre considérable de lettres. Pour la plupart, elles se sont perdues, celles de ma jeunesse surtout. Si je le déplore, ce n’est pas parce qu’elles avaient la moindre valeur objective mais parce que c’est seulement par elles que j’aurais pu retrouver celui que j’étais avant mon arrivée en France, à l’âge de vingt-six ans. L’unique moyen de reconstituer ce personnage me faisant défaut, je n’en conserve plus qu’une image abstraite. J’habitais une ville de province d’où j’écrivais à une amie de Bucarest, actrice et… métaphysicienne, de longues lettres sur ma condition de fou sans folie, qui est bien l’état de quiconque est déserté par le sommeil. Eh bien, elle devait me raconter, il y a quelques années, qu’elle avait jeté au feu, par une frousse très peu métaphysique, mes élucubrations épistolaires. Ainsi disparaissait le seul document capital sur mes années infernales. Les cinq livres que j’avais écrits en roumain à la même époque me sont plus ou moins étrangers et je les trouve à la fois vivants et illisibles. Au fond les livres sont des accidents ; les lettres, des événements : d’où leur souveraineté.
Emil Cioran, « Ouverture. Manie épistolaire », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Je me suis rendu compte une nouvelle fois de mon incapacité à faire quelque carrière que ce soit, et si ce constat vérifié ne m’attriste pas maintenant, les pénibles surprises qui m’attendent plus tard constitueront une compensation drastique et méritée à mon admirable indolence.
Emil Cioran, « À Ecaterina Săndulescu (Berlin, 29 janvier 1934) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Le drame d’avoir un corps, vous le connaissez mieux que personne, mais ce que j’admire chez vous ce sont ces moments que vous évoquez pendant lesquels aucun trouble ne vous atteint : merveilleux détachement qui annihile la mort, laquelle ne fait plus qu’une piètre figure d’intruse.
Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 28 mai 1978) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Tout dépend de tes liens. Or, on ne se fait pas de liens en restant chez soi à lire. Il faut sortir, ne pas manquer de féliciter, de louer, de flatter. Moi qui vis dans un scepticisme particulièrement amer, je me sens très embarrassé par ce genre de gestes. Si je les fais parfois, cela vient d’une pression rationnelle excessivement insistante, qui attise trop dans ma conscience la nécessité d’une orientation active.
Toute ma tragédie se réduit dans le fond à cela : je ne peux plus hiérarchiser les contenus spirituels et les valeurs, de quelque nature qu’ils soient. L’action ou l’inaction, la générosité ou la haine, l’élan ou le désespoir — tout me semble exprimer une même irrationalité que l’on ne peut pas dépasser.
Nous avons déjà parlé toi et moi des nuits sans sommeil, où l’on compte les instants et où, par-delà le désespoir, par-delà les limites de sa résistance, tout semble sur un même plan, insignifiant et nul. Tous les éléments, tous les symboles s’en retrouvent purifiés, l’homme est confronté à l’existence dans sa structure pure, le dualisme entre conscience et réalité s’intensifiant jusqu’à un paroxysme qui n’est rien d’autre que la destruction.
Avec ce genre d’expériences, que vais-je devenir ?
Emil Cioran, « À Bucur Ţincu (Bucarest, 4 mars 1932) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Je suis voué à la stérilité, au fragment, à l’ébauche. Jusqu’à présent j’ai réussi à camoufler mes déficiences ; en sera-t-il de même à l’avenir ? J’en doute. Tu ne saurais imaginer à quel point tout me paraît impossible et irréalisable. À vrai dire, le peu de confiance que j’avais en moi, je suis en train de le perdre, si je ne l’ai déjà perdu. Tout me pèse, tout me fatigue. Écrire me semble une activité inconcevable, une infraction flagrante et insensée à la certitude que j’ai de l’inanité universelle. J’ai sapé toutes mes illusions, je m’en suis moqué, et maintenant me voilà dans l’obligation de vivre mes sarcasmes, d’en tirer les conséquences pratiques — victime d’une vision dérisoire. Je suis en pleine sagesse, puisque je ne vis plus en contradiction avec mes idées. Que je regrette ce temps où une phrase bien balancée me consolait de n’importe quel échec ! Mais à quoi bon me lamenter encore ? Il faudrait pouvoir prier.
Emil Cioran, « À Mircea Eliade (Paris, 23 avril 1963) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Je vis des instants de conscience démiurgique et de messianisme infini, qui m’enivrent, qui m’offrent un élan extatique et qui composent une compensation féconde à mes fréquentes dépressions. Je me vis parfois comme un mythe. Dans ces moments-là, tout ce qui a été avant moi et tout ce qui viendra après moi me semble sans intérêt et inutile. Je vis le drame de ma propre unicité dans des proportions métaphysiques.
Emil Cioran, « À Ecaterina Săndulescu (Berlin, 29 janvier 1934) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Quand je ne perds pas mon temps en conversations, je le perds en lisant : je lis, je lis, inutilement, pour ne pas penser, pour ne pas voir à quel point je suis enfoncé dans le non-sens. Cependant que les jours s’écoulent et que je ne fous rien, on me presse de tous côtés d’écrire, de publier, et je ne peux ni ne veux me manifester. L’autre jour, on me demande un article pour une revue. Je réponds : plus tard. — On me dit de donner un titre pour qu’on puisse annoncer ma collaboration. — Je ne trouve aucun sujet sur lequel je puisse écrire, fut ma réponse. — Mais, en attendant, je vais quand même sécréter un texte sur la rage.
Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 30 novembre 1963) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Je suis un ambitieux, bien que je n’aie jamais semblé l’être ; je suis quelqu’un qui voudrait tout dominer, même si, au cas où une telle chose arriverait, mon mépris pour la vanité de tout acte me conduirait à renoncer à toute domination.
Emil Cioran, « À Bucur Ţincu (Bucarest, 1931 [?]) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Ne va pas te mettre au service de Dieu, ce n’est pas rentable. Tu seras plus malheureux qu’avant. Avec le principe ultime, il faut être dilettante. Une fois enfermé en lui, tu n’auras plus la liberté d’aller ailleurs, plus loin.
Emil Cioran, « À Aurel Cioran (Berlin, 14 avril 1935) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.
Combien ont-ils fourni un effort équivalent au vôtre ? Vous devriez mener quelque temps une existence végétative, et vivre en parasite de votre passé. Quel dommage que je ne puisse vous communiquer un rien de ma paresse ! Vous avez tout simplement une vitalité de forçat. Aussi absurde que cela puisse vous paraître, je suis plus sage que vous, si sagesse signifie abstention : je n’y ai aucun mérite, puisque je suis né dans la stérilité.
Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 28 décembre 1964) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.