Dans la même émission, j’ai entendu aussi Michel Crépu qui ne comprenait pas pourquoi je me coiffais du qualificatif de « nihiliste » alors que tout semblait démontrer le contraire dans mon livre. Pourtant ce récit exprime mon nihilisme mieux que mes essais. Par ce terme je n’entends pas la mystique de la mort et de la destruction, ni ce que Nietzsche définissait comme une fatigue de la vie, ni ce que Heidegger assimilait au triomphe de l’arraisonnement technique du monde, mais, très simplement, comme la vive sensation que tout ce qui existe n’a pas d’être. Je ne dis pas que rien n’existe mais que rien (nihil) n’a d’être, c’est-à-dire de permanence ou de solidité ontologique parce que tout ce qui existe est voué au hasard, au temps et à la mort. Naturellement, de pareille vérité tout le monde est convaincu mais personne n’en veut rien savoir, passant ainsi à côté de ce qui est beau, précieux, rare et prompt à disparaître sans ordre de passage. Compris en cette acception, le nihilisme est une philosophie sentimentale sans illusion et sans espoir, oscillant entre le rire de Démocrite et les larmes d’Héraclite.
Frédéric Schiffter, « février 2016 », Journées perdues, Séguier, pp. 103-104.
Quant à moi, que ce soit en tant que lecteur ou en tant qu’auteur, la littérature demeure un passe-temps. Un peu plus que cela, peut-être, quand j’écris. Affaire de pathologie sociale. J’écris pour ne pas avoir à parler avec mes semblables.
Frédéric Schiffter, « juin 2016 », Journées perdues, Séguier, p. 137.
Lors de ma conférence, je ne me suis pas fait des amis. Ou plutôt des amies. Tant que j’exposai les sagesses des stoïciens et des épicuriens, je voyais des hochements de tête approbatifs dans le public. Dès que, approchant la fin de la péroraison, j’introduisis l’idée que les sagesses étaient des utopies portatives à usage narcissique, je constatai des renfrognements et, même, chez certaines auditrices, des grimaces d’indignation. Au moment des questions posées au conférencier, j’eus droit à des récriminations. Ainsi, nul ne pourrait vaincre les angoisses liées à sa condition de pantin s’agitant dans le hasard, le temps et la mort ? Nul ne parviendrait jamais à être le législateur de sa cité intérieure ? Nul ne réussirait à agir telle une providence pour lui-même ? Que faisais-je de l’ascèse et des exercices spirituels — du travail sur soi et de la méditation, comme disent ces dames ? Que je n’eusse aucune foi en Dieu, soit. Mais que j’affichasse une telle incrédulité à l’égard de l’homme, de la puissance de son âme, de sa conscience, de sa volonté, etc., c’en était trop. Ces dames avaient devant elles un philosophe sans aucune qualité. Elles avaient raison. Je ne pus rien rétorquer qui rectifiât ou adoucît mon scepticisme. Le conseil de prudence que je donnerai à un esprit tenté par le doute, mais soucieux de plaire au public, est de ne jamais dire avec franchise que la sagesse n’est qu’un asile de l’illusion.
Frédéric Schiffter, « février 2016 », Journées perdues, Séguier, pp. 98-99.